Pourquoi nous soutenons l’abolition de la prostitution

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Nous vivons à une époque étrange et déprimante où il est considéré comme tout à fait normal que des féministes défendent le « droit » à la prostitution. Elles soutiennent que la prostitution peut être un travail comme un autre – rebaptisé « travail du sexe » – et réclament sa légalisation ou sa totale décriminalisation. Les féministes qui luttent pour mettre fin à la prostitution se retrouvent donc à devoir justifier ce qui devrait pourtant être une évidence.

J’ai du mal à comprendre comment on peut se revendiquer féministe et défendre le droit des hommes à payer pour obtenir des rapports sexuels avec des personnes (généralement des filles et des jeunes femmes) qui ne les désirent pas. Pire encore, des femmes qui n’ont pas le choix que d’avoir des rapports sexuels avec eux.
On peut toujours avoir des débats interminables sur « Est-ce que la prostitution est toujours du viol ? » mais on ne peut pas nier, sauf hypocrisie absolue, que l’immense majorité des personnes prostituées ne le sont pas par choix. Quand elles ne sont pas contraintes par un tiers (traite d’être humain, proxénétisme), elles y sont forcées par leurs circonstances socio-économiques (pauvreté, précarité, migration, impossibilité d’exercer une profession légale, etc.)1. Ainsi la prostitution est au mieux une stratégie de survie, au pire, de l’esclavage sexuel. Les prostitueurs2 ne l’ignorent pas le plus souvent. Le fait est qu’ils se contrefichent profondément des raisons pour lesquelles une personne se retrouve dans cette situation, et encore plus de son désir et de son plaisir. Une illusion de consentement suffira à l’immense majorité d’entre eux pour garder leur conscience tranquille et cette illusion est créée par le fait qu’ils payent. Après tout, puisqu’elle (ou son proxénète) prend l’argent, elle est consentante. Et si la personne prostituée ne montre aucun plaisir, voire de l’inconfort, de la douleur, du dégoût, c’est qu’elle fait mal son travail, elle ne fait même pas l’effort de prétendre « aimer ça ». D’autres ne recherchent pas cette illusion de consentement, prennent du plaisir à humilier et détruire, et la prostitution leur permet de violer en tout impunité. Et c’est ça que nous devrions défendre ?
« Dans la prostitution, c’est le corps d’une femme, et l’accès sexuel à ce corps qui fait l’objet du contrat. Que des corps soient vendus sur le marché en tant que corps évoque très fortement l’esclavage. »
Carole Pateman, politologue
Une des luttes majeures du féminisme, c’est la lutte contre les violences sexuelles sous toutes ses formes, du harcèlement au viol, et en toutes circonstances. Peu importe que ces violences soient culturellement acceptées, qu’elles aient lieu dans le cadre de la famille (inceste) ou du couple, qu’elles soient exceptionnelles ou systématiques, qu’elles soient rémunérées ou pas, nous voulons y mettre fin.
Nous voulons aussi que les femmes puissent enfin avoir une sexualité qui ne découle que de leur propre désir. Qu’elles n’aient pas de rapports sexuels parce qu’on leur a appris à se soumettre aux désirs des hommes, parce qu’ils ont des besoins, n’est-ce pas, que c’est notre rôle de femmes que de les satisfaire, qu’ils iront voir ailleurs si on ne leur donne pas ce qu’ils veulent ou qu’ils feront usage de harcèlement ou de violence si on ose les frustrer. Nous ne voulons pas d’une sexualité de survie, d’une sexualité monnayable, qui se négocie et s’achète, comme si notre intimité était un simple bien de consommation. Nous voulons une sexualité qui n’existe que par désir mutuel, par pure recherche partagée du plaisir.
Les deux options proposées par les personnes qui défendent la prostitution sont la légalisation ou la décriminalisation.
Soyons claires, légaliser la prostitution, en faire un « travail comme un autre », c’est légaliser le viol. Quand nous signons un contrat de travail, nous nous engageons à effectuer certains actes, à être présentes à certains endroits pendant certaines heures, que nous le voulions ou non. Dans un pays où la prostitution est légale, une femme qui signe un contrat de prostitution ne pourra pas refuser d’effectuer son « travail » sous peine d’être sanctionnée (licenciement, perte de revenus, ou autre), comme pour tout autre travail. Autrement dit, elle n’aura pas le droit légal de refuser d’avoir des rapports sexuels dans le cadre de son travail si elle est employée. Si elle est indépendante, elle aura un peu plus de liberté, mais y sera néanmoins contrainte pour gagner sa vie. Si avoir des rapports sexuels par obligation n’est pas dommageable pour les femmes, pourquoi lutter contre le « devoir conjugal » ? Les femmes pourraient bien se forcer un peu de temps en temps, pour faire plaisir à leur conjoint, si cela ne leur porte pas préjudice.
Quand j’imagine une société où un homme peut faire un procès à une femme parce qu’elle a refusé de coucher avec lui, je vois une dystopie misogyne, pas une utopie féministe.
La décriminalisation ne cherche pas à faire de la prostitution une profession comme une autre mais à retirer toutes sanctions légales contre les personnes prostituées (si ce n’est pas déjà le cas) et contre les prostitueurs. Le proxénétisme est aussi en partie ou totalement décriminalisé. Pas de règles, pas de lois, et les personnes prostituées pourront s’organiser librement afin d’améliorer leurs « conditions de travail », nous dit-on.
Je rappelle que la plupart des personnes prostituées le sont parce qu’elles n’ont pas de meilleures alternatives ou pas d’alternative du tout. Elles ne peuvent pas ou difficilement s’organiser pour se protéger et revendiquer des droits, et quand elles le peuvent, elles le font déjà3. Je rappelle aussi que la plupart des prostitueurs et proxénètes n’ont pas intérêt à laisser les personnes en situation de prostitution s’organiser et ont bien plus de moyens qu’elles. Qui sera le plus capable de s’organiser afin de bénéficier d’un système où la prostitution est décriminalisée ? Qui pourra imposer ses conditions à qui ?
Parfois, ces deux « solutions » sont présentées comme un mal nécessaire, permettant de protéger les personnes prostituées et de lutter contre la traite d’êtres humains à des fins d’exploitations sexuelles. Nous avons aujourd’hui le recul permettant de se rendre compte que cela ne fonctionne pas. Et dans le cas de la légalisation, nous avons toutes les preuves que, au contraire, cela empire la situation pour les personnes prostituées et augmente le nombre de victimes de traite4.
« Le droit des hommes au plaisir sexuel selon leurs propres termes est un droit naturel, fondamental. Le coût pour la santé ou le bien-être de la personne prostituée ne compte pas. La liberté, ce mot sacré, n’a de valeur que lorsqu’elle est utilisée en référence au désir masculin. Pour les femmes, la liberté signifie seulement que les hommes sont libres de les utiliser. »
Andrea Dworkin, féministe
Il y a une autre solution : celle qui prend en compte le fait que la sexualité n’est pas une chose comme une autre et ne peut être un service. Être forcée à un rapport sexuel, ce n’est pas comme être forcée à faire le ménage ou à ramasser des tomates dans un champ. C’est bien pour ça que le viol constitue un crime à part, et que les violences sexuelles sont distinctes des violences physiques. Nous le savons, tout comme nous savons que montrer notre sexe à un·e gynécologue n’est pas la même chose que de montrer nos pieds à un·e podologue, que faire à manger pour nos colocataires n’est pas la même chose que de leur faire une pipe, que se servir de nos mains pour monter un meuble n’est pas comparable à se servir de nos mains pour faire jouir une autre personne. Il n’y a que dans les prétendus discours intellectuels hors-sol que de fausses équivalences peuvent être faites entre toutes ces choses.
Cette solution est appelée abolitionniste ou modèle nordique. Les lois proposées, visant à l’abolition de la prostitution, ont deux volets : la criminalisation de l’achat de rapports sexuels et du proxénétisme (sans criminaliser les personnes en situation de prostitution) et la création de parcours de sortie pour les personnes prostituées (aides financières, formations, droits de séjour pour les personnes migrantes, entre autres dispositions). Ces parcours de sortie sont essentiels car c’est eux qui permettent aux femmes de quitter la prostitution, pas la criminalisation des prostitueurs.
Ces lois sont justes, féministes et répondent à la première demande des personnes en situation de prostitution. On nous répète qu’il faut écouter les personnes « concernées », eh bien écoutons-les. Leur première demande, de façon écrasante, partout dans le monde, est ceci : sortir de la prostitution5.
Faustine.
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1 Il est toujours très difficile d’obtenir des chiffres fiables sur la prostitution. Pour la France, on peut se référer au Rapport d’information de l’Assemblée nationale sur la prostitution en France (2011), notamment le chapitre I (Combien y a-t-il de personnes prostituées aujourd’hui en France ?) et le chapitre IV (La précarité et la vulnérabilité demeurent des facteurs déterminants d’entrée et de maintien dans la prostitution). Le Rapport de la Fondation Scelles de 2012 avance qu’il y aurait entre 40 et 42 millions de personnes prostituées dans le monde dont 90 % dépendraient de proxénètes.


2 Hommes obtenant l’accès à l’intimité d’une personne et l’usage de son corps à des fins sexuelles en échange d’une rémunération (argent ou avantages en nature). J’utilise le masculin puisque les prostitueurs sont presque exclusivement des hommes partout dans le monde.


3 On peut prendre pour exemple le mouvement français des prostituées qui commence au printemps 1975 avec comme figure connue Grisélidis Réal. Plus récemment, on peut voir des initiatives comme l’association communautaire autogérée Roses d’acier, créées par des migrantes chinoises prostituées en 2014.


4 On peut, entre autres, consulter ce rapport de CATW (Coalition against trafficking in women) qui résume les résultats de nombreuses études sur le sujet : Ten reasons for NOT legalizing prostitution. Il existe aussi cette étude, s’appuyant sur des données en provenance de 150 pays, qui conclut que la légalisation accroit la demande et donc la traite d’êtres humains : Seo-Young Cho, Axel Dreher and Eric Neumayer, « Does legalized prostitution increase human trafficking? », 2013, World development, 41 . pp. 67-82.


5 Melissa Farley, Ann Cotton, Jacqueline Lynne, Sybille Zumbeck, Frida Spiwak, Maria Reyes, Dinorah Alvarez, Ufuk Sezgin, « Prostitution and Trafficking in Nine Countries », 2004, Journal of Trauma Practice. Sur plus de 800 personnes prostituées dans 9 pays (Canada, Colombie, Allemagne, Mexique, Afrique du Sud, Thaïlande, Turquie, États-Unis et Zambie) interrogées pour cette étude, 89 % ont déclaré vouloir quitter la prostitution mais n’avoir pas d’autres alternatives pour survivre.

4 commentaires

LD 18/02/2024 - 20h11

Merci beaucoup pour cet article d’une grande clarté. Si seulement certaines femmes qui défendent le soi-disant “travail du sexe” pouvaient tomber dessus…
J’ai l’impression qu’en dehors des milieux féministes (plus ou moins auto-proclamés), disons dans le commun des mortels, l’argument qui revient beaucoup c’est ce mythe ignoble selon lequel la prostitution serait nécessaire à la société parce qu’elle permettrait de limiter le nombre de viols… Ce qui, en plus d’être complètement faux (ça se saurait si le taux de viols était moins élevé en Allemagne ou aux Pays-Bas, où le taux de prostitution est énorme), est immonde puisque cela revient à accepter de sacrifier certaines femmes, et souvent les plus vulnérables, au bénéfice des autres. Et c’est ne pas comprendre que, dans un système où la prostitution est acceptée, toute femme est considérée comme sexuellement exploitable (que ce soit dans un cadre tarifé, ou non). C’est ne pas comprendre la réalité du monde dans lequel on vit en fait. Cela m’intéresserait de savoir comment vous répondriez à quelqu’un qui vous présenterait cet argument-mythe !

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Faustine 26/02/2024 - 21h45

Bonjour, merci pour ce retour !
Les personnes qui pensent que la prostitution diminue les viols partent du principe que les hommes violent par frustration sexuelle et que les personnes prostituées ne sont pas “violables”. Si je devais répondre à l’argument de la réduction des violences sexuelles, je m’attaquerais du coup à ces deux idées. Déjà en rappelant que beaucoup de femmes prostituées subissent des violences sexuelles, et que ce n’est pas moins violent pour elles que pour n’importe quelle autre femme — incroyable de devoir encore le rappeler.
Et pour les violeurs qui seraient des hommes frustrés… un homme décent ne fait pas payer sa frustration à une femme, peu importe à quel point il en souffre. Et un homme qui n’est pas décent violera qu’il soit frustré ou pas. En plus, énormément de prostitueurs ont des compagnes et ne sont pas de pauvres célibataires souffrant de “misère sexuelle”.

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stephanie 26/02/2024 - 17h43

excellent article, merci

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Faustine 26/02/2024 - 21h46

Merci beaucoup !

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