Pourquoi la radicalité est nécessaire

Des parallèles entre féminisme radical, écologie profonde et décolonialisme antiraciste (et pourquoi le queerisme est intrinsèquement incompatible avec la radicalité).

Le constat : de l’injustice en ce bas monde

Le monde est beau, était beau avant qu’on ne le ravage. La vie est savoureuse – pourtant, on constate des horreurs « civilisées » quotidiennes, comme des génocides, des morts liées aux bouleversements climatiques, le massacre industriel de milliard d’animaux ayant vécu des vies dénuées de tout sens. On constate des injustices énormes dans le rapport à ces malheurs : les un·es souffrent, tandis que les autres profitent à leurs dépens, de façon stérile et superficielle.

Or, il s’avère que « les un·es » et « les autres » ne sont pas des catégories abstraites, gratuites : ce sont des groupes qui existent matériellement, qui sont distincts les uns des autres selon des critères définis, et dont l’un a imposé sa position dominante sur l’autre : la domination existe bel et bien, elle n’est pas purement théorique.
Ainsi, les hommes oppriment, tuent, violent les femmes ; les Blanc·hes occidentaux profitent d’un système institutionnel (État, Justice, Police/Répression…) fondé sur le racisme ; les colons exploitent et déciment les colonisé·es ; les humains « civilisés » font un carnage des autres animaux et du vivant en général, etc.
Ces dichotomies sont parfois fondées sur des distinctions réelles, qui permettent une catégorisation scientifique, mutuellement exclusive, des groupes d’individus. C’est le cas entre les femmes et les hommes (on ne peut pas être un peu mâle, un peu femelle, ou les deux à la fois), les humains et les autres animaux (on ne peut être à la fois humain et non-humain). Mais parfois pas : les colons, par exemple, ne se distinguent pas des colonisé·es par des caractéristiques absolues mais par le système colonial qu’ils imposent, de même que le concept de « race » est biologiquement inopérant chez les humains : il s’agit d’un système social imposé artificiellement (même s’il repose sur des différences physiques observables) et non exclusif (on peut être à la fois noir et asiatique et blanc, contrairement au sexe les mélanges sont possibles).
Dans l’oppression, la binarité ou la catégorisation factuelle se transforme en hiérarchisation qui, elle, est toujours sociale et parfaitement arbitraire. Comme si l’on disait que, parce que le bleu est différent du rouge, il lui était intrinsèquement supérieur, on décrète que celui à la peau claire vaut plus que celui à la peau sombre ; que l’être capable de produire des ovules est de fait inférieur à celui qui produit du sperme.
C’est complètement débile, évidemment. Alors, pour asseoir son autorité, le groupe dominant va enrober de mythes gluants la hiérarchisation qu’il opère. Ainsi, la « civilisation », Grandiose Œuvre du Développement et du Progrès humain, est vernie de valeurs estimées supérieures, décorée de croyances — profondément ancrées — en sa supériorité sur la nature décrite, elle, comme « primitive » et « vulgaire ». L’homme Viril, dépeint comme rationnel, intelligent, fort et cool, est désigné comme supérieur à la femme, cette chose fragile et hystérique, méprisable et superficielle : cette dichotomie s’appelle le genre, système de stéréotypes censé justifier la domination patriarcale.
Bref, la vie est belle, ou pourrait l’être sans ces saletés de hiérarchies créées par le pouvoir et le légitimant en retour. Personne ne vaut plus ou moins qu’autrui, personne ne mérite une vie moins digne qu’autrui. Nous savons que personne n’est libre si nous ne sommes pas toutes et tous libres : tant que ces injustices persistent, il va falloir se battre contre.
La définition du problème, sa circonscription
Or, pour se battre réellement, pour résoudre une situation d’injustice, il nous faut d’abord clairement la définir, la comprendre, pour penser ensuite les stratégies qui nous seront les plus utiles.
En effet, si nous ne comprenons pas que c’est tel chardon, et non tel trèfle, qui étouffe notre potager, nous aurons beau jeu de lutter dans le vent et de s’acharner contre la mauvaise plante. La première étape est donc la définition simple et claire, honnête et totale du problème. Or, n’en déplaise aux adeptes du culte de l’inclusion, définir c’est délimiter, c’est-à-dire, exclure. Une définition précise ne peut sémantiquement pas intégrer une chose et son contraire. Pour définir, il nous faut des critères. Ceux-ci doivent êtres quantifiables, qualifiables, observables. Ce qu’on va définir, ce sont d’abord les protagonistes de la situation d’inégalité : qui opprime, qui est opprimé ?
Une fois qu’on a défini les groupes auteurs et victimes de ces hiérarchies, le groupe opprimé pourra se reconnaître comme tel, développer une « conscience de classe », et lutter en tant que communauté contre le groupe reconnu comme oppresseur.
Prenons l’exemple du patriarcat, mode d’organisation sociale, politique et économique fondé sur le sexisme, c’est-à-dire sur la hiérarchisation entre les sexes (mais ce principe marche pour toutes les oppressions).
Chez les mammifères, on peut distinguer deux groupes d’individus en fonction de leur rôle dans la reproduction : les femelles sont les individus normalement capables de produire des grands gamètes et d’accueillir la vie dans leur ventre, tandis que les mâles ne savent produire que des petits gamètes. En fonction des espèces, on attribue différents noms aux individus en fonction de leur sexe : la biche et le cerf, la lapine et le lapin, et, tenez-vous bien, la femme et l’homme – car, je vous le donne en mille, notre espèce, si prétentieuse qu’elle soit souvent, ne se distingue pas, sur le plan de la reproduction, des autres mammifères.
Ici, le problème n’est pas cette différence naturelle, non, le problème est la hiérarchisation sociale qui en résulte : pourquoi diable le groupe qui produit les petits gamètes tourmente le second ?
Eh bien, du fait de son sexe, justement : les hommes veulent le contrôle du corps des femmes, de leur fécondité, de leur faculté de reproduire dans leur propre corps les membres de la société humaine.
Pour ça, on institue un outil fort pratique déjà évoqué plus haut, le genre, qui correspond à l’ensemble des stéréotypes affublés aux individus en fonction de leur sexe. C’est-à-dire le mythe à mille facettes qui va tenter de justifier la suprématie des Zhôms sur les Fâmes (je l’écris exprès comme ça, pour montrer que les Fâaames comme on l’entend dans la culture depuis l’enfance, ce n’est pas la même chose que les femmes, simplement adultes humaines femelles, pareil pour les Zhôms).
Selon les cultures, ce mythe va prendre des colorations différentes, mais sa finalité sera toujours la même : le pouvoir social des individus à appendice longitudinal sur les femmes.
Bref : le problème n’est pas la différence entre les hommes et les femmes, mais la hiérarchisation entre les zhôms et les fââmes.
La nécessaire radicalité
On a donc réussi à définir le problème : la hiérarchisation entre des groupes sociaux, quels qu’ils soient. Il s’agit maintenant de proposer des modes d’action pour y remédier.
Nous parlons de problèmes graves, sérieux : des choses qu’on veut abolir, éradiquer, résoudre définitivement. Quand on fait face à un génocide, on ne veut pas « adoucir le génocide » en légiférant pour en interdire les pires « dérives ». Non : on veut qu’il cesse pour toujours. Idem pour la prostitution, l’esclavage, toutes ces horreurs dans lesquelles des millions d’individus sont torturés, violées, méprisés – tuées.
Quand la nature est dévastée, on ne peut souhaiter s’accommoder de cette dévastation en remplaçant les pailles en plastique par des pailles green en bambou green : on veut y mettre un terme. On veut que pas une seule espèce animale de plus ne s’éteigne, que pas un seul kangourou supplémentaire ne meure dans un incendie causé par l’humain, que pas un seul hérisson ne soit encore sauvagement écrabouillé par les roues d’un SUV.
Quand les femmes ont toutes subi des agressions sexuelles à différents degrés ; quand plus de cent mille femmes sont tuées chaque année dans le monde parce que femelles ; quand le viol est employé comme arme de guerre, et quand les mutilations génitales féminines – mutilations des organes génitaux, biologiques, pas du genre, donc – sont encore pratiquées par millions sur la planète, on veut mettre un terme définitif à l’impunité, à l’ultraviolence et à la prétention cruelle des hommes. On ne veut pas que les femmes aient « un peu moins peur » dans la rue ou dans leur foyer, qu’elles se fassent « un peu moins défoncer la gueule » par leur conjoint, « un peu moins violer » dans le porno. On veut détruire le système qui permet cette violence ubiquitaire des hommes sur les femmes.
Ça, c’est la r a d i c a l i t é. C’est-à-dire, étymologiquement, littéralement : « prendre le problème à la racine », pour qu’il ne repousse pas sur une souche mal abolie. ON NE VEUT PAS repeindre notre cage en doré, en rose poudré ou en verdâtre, mais bien démanteler la cage, barreau par barreau et aussi longtemps qu’elle tiendra debout.
La radicalité est, par essence, incompatible avec le réformisme (pratique qui consiste à introduire des réformes politiques en restant dans le cadre institutionnel existant, celui-là même qui participe au maintien des oppressions qu’on combat). On ne peut à la fois aménager notre cage avec des petits coussins douillets, et s’activer à la détruire.
On ne peut lutter contre l’industrie ET prôner une industrie capitaliste et durable. C’est un oxymore.
On ne peut pas lutter pour l’émancipation totale, absolue, sans condition, des femmes, pour leur libération en tant que classe de sexe, ET prôner le renforcement de l’outil de notre oppression, le genre, notamment en en faisant une « identité ».
On ne peut lutter contre l’exploitation sexuelle tout en prétendant s’empouvoirer en s’autosexualisant pour le plaisir de ceux qui nous oppriment. De toute façon, on ne peut pas prétendre qu’un truc que les zhôms attendent de nous puisse être féministe ou libérateur.
Ami·es libérales, ne voyez-vous pas la contradiction criante de votre idéologie ? Ne percevez-vous pas le manque d’ambition, d’intégrité, d’honnêteté du libéralisme – qui en réalité confine à l’individualisme triste, qui en réalité ne profite qu’à quelques individus privilégiés à l’échelle du monde, sans remettre en question les fondements de toutes les oppressions que vous pensez combattre ?
Si vous avez réellement soif de justice, ne voyez-vous pas l’importance d’une cohérence radicale et d’une intégrité véritable ? Sans rien concéder à la facilité et au confort(misme), à la paresse intellectuelle ?
Ne comprenez-vous pas que ce positionnement radical résulte d’un besoin profond d’équité, d’amour de la liberté (la vraie, commune, pour toutes et tous, pas que pour quelques Occidentaux privilégiés) et de la justice – et non pas de la haine que vous vous exténuez à projeter sur nous ?
Ne percevez-vous pas que la position réformiste des libéraux en tout genre ne servira jamais la libération totale, générale, de tous les groupes opprimés, puisqu’elle ne prend en compte que les intérêts de riches et d’Occidentaux déjà privilégiés : c’est le cas des « écolos » du vendredi, qui vantent les bienfaits des voitures électriques et de l’internet collaboratif (qui reposent sûrement sur un extractivisme vert, éthique et sur une destruction raisonnée des océans, hein), bref, qui pensent que si la destruction coloniale est trop lointaine pour être directement visible, elle en devient tolérable.
C’est le cas des queers, qui n’aspirent qu’à « subvertir » le système oppressif, donc pas à le briser. En préférant transitionner d’une case à une autre (cases de genre, donc de clichés néfastes, puisque le sexe, faut-il le redire, ne peut être modifié), non seulement ne remettent pas en cause le patriarcat, mais en plus retirent aux femmes les mots mêmes de leur lutte, les mots qui leur servent à se nommer et à nommer leurs oppresseurs. Le tout, avec le soutien évident et mielleux de l’immense industrie chirurgicale, esthétique et pharmaceutique – qui, comme sa comparse l’industrie pornographique, est constituée d’extrêmes gauchos, n’est-ce pas.
C’est le cas, encore, des trotskystes-léninistes, qui veulent que les ouvriers se réapproprient les outils de la production, sans remettre en cause le moins du monde l’existence même de cette production de masse, de ses machines et industries destructrices, polluantes et funestes.
Voilà, avec ce petit texte évidemment j’ai l’impression de réinventer l’eau tiède, mais parfois, probablement, les choses basiques sont bonnes à être rappelées. La radicalité est indispensable si l’on souhaite faire quelque chose de concret contre les injustices du monde. Je ne sais pas comment mettre en place cette radicalité dans tous les domaines, car c’est quelque chose que nous devons discuter ensemble, en commun. Personne n’est capable de nous donner toutes les réponses. Mais ce qui est sûr, c’est que l’action doit commencer par une réflexion honnête : il s’agit de ne pas se voiler la face, ne pas se mentir à soi-même, ne pas se satisfaire de mensonges duveteux et de (non)solutions simplistes. De ces fausses solutions qui nous permettraient par exemple, à nous, gens de gauche et anarchistes occidentales, de continuer à mener nos modes de vie confortables sans rien changer, avec la conscience plus ou moins tranquille (au prix d’une importante dissonance cognitive, toutefois).
La radicalité n’est ni extrémisme, ni amertume, ni cynisme : elle est simplement la soif de justice, de dignité et de beauté pour toutes et pour chacun.

Anir, publié le 24 décembre 2024.

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