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Ronces&Racines

Illustration "Aimer nos corps de femmes"
Par où tout a commencé : puberté et misogynie

Jai eu la chance d’avoir une enfance heureuse, une famille aimante, une grande sœur qui prenait soin de moi, un petit frère adorable, et deux meilleures amies. Je n’avais aucun problème avec le fait d’être une petite fille à l’époque. En fait, je n’y pensais même pas. Les choses ont commencé à changer avec la puberté. Avez-vous vu le film Carrie au bal du diable ? La scène des règles ? Je pense que toutes les femmes qui ont paniqué lors de leurs premières règles se reconnaissent un peu dans cette scène. J’étais chez moi, heureusement. Je n’ai pas compris ce qui m’arrivait. J’ai appelé ma mère à l’aide, avec une telle panique dans la voix que mon petit frère, pourtant cinq ans plus jeune, s’en souvient encore aujourd’hui. Le soulagement d’apprendre que c’était une chose tout à fait normale n’a pas duré. Certes, je n’étais ni malade ni blessée, mais j’allais me retrouver confrontée à cette situation tous les mois, pendant des décennies. Je n’étais pas exactement enthousiasmée par cette perspective.

S’il n’y avait que le sang, passe encore, mais j’ai eu la malchance de cumuler les difficultés : syndrome prémenstruel difficile, règles hémorragiques et irrégulières, douleurs multiples, sautes d’humeur… Pour couronner le tout, ma mère et ma sœur aînée n’ont jamais connu de pareilles difficultés et ne m’ont donc été d’aucune aide. Ma mère n’avait manifestement pas connaissance de l’existence d’un syndrome prémenstruel – elle ne m’en a en tout cas jamais parlé. Je n’ai compris ce qui m’arrivait que des années plus tard, grâce à ma belle-mère qui en souffrait elle-aussi. Je n’avais jusqu’alors jamais fait le lien entre mes micro-dépressions mensuelles accompagnées de douleurs, et mes menstruations
Toute mon adolescence et plus tard encore, mes règles ont été une immense source d’angoisse et de honte. Je les percevais comme un fléau inéluctable contre lequel j’étais impuissante. Je me suis alors mise à désirer être née garçon. Chaque mois, cette pensée revenait me hanter : je voudrais tant être un garçon. Je voudrais tant être un garçon. Pitié, donnez-moi une pilule magique pour que ça s’arrête.
***
Alors que mon corps changeait pour devenir celui d’une femme, j’ai commencé à faire l’expérience, comme toutes les jeunes filles, de la misogynie : hypersexualisation de nos corps, y compris par des hommes de l’âge de nos pères ou grands-pères, harcèlement et agressions sexuelles dès le collège par des garçons et des hommes gavés au porno, blâme des filles par le personnel de nos écoles et refus de les aider … Toutes les adolescentes subissent cela, à des degrés divers. En ce qui me concerne, j’ai eu de la chance : je n’ai rien vécu de pire que du harcèlement de rue et des remarques déplacées.
Cependant, j’ai subi autre chose. Le fait est que je n’ai pas réussi à jouer le jeu de la féminité. L’adolescence est une des périodes où la pression sociale sur les (futures) femmes est la plus forte – pression à se conformer à une notion extrêmement restreinte de la féminité1. J’ai essayé pourtant. Mais appliquer du maquillage était un calvaire dont je préférais me passer ; les garçons ne m’intéressaient absolument pas et le sexe pouvait bien attendre ; les cheveux longs étaient une gêne, les talons hauts n’en parlons pas ; le shopping et les discussions autour des vêtements m’ennuyaient profondément. Je m’arrête là, vous voyez le tableau. Résultat, je n’étais pas comme les autres filles – celles qui m’entouraient en tout cas, la situation aurait peut-être été différente dans d’autres établissements. C’était à la fois une petite victoire, puisque je voyais la plupart des adolescentes comme superficielles et inintéressantes, et une défaite puisque j’échouais à ce concours auquel les filles et les femmes sont obligées de participer : celui de cette forme particulière de féminité qui, aux yeux du monde, nous rend belle, séduisante et, surtout, nous donne de la valeur.

J’avais échoué, je n’étais donc pas une « vraie fille ». Ce qui signifiait, comme mes amies de l’époque me l’expliquaient sans aucune délicatesse, que je ne pouvais être perçue comme désirable (par les garçons et les hommes) et ne pouvait donc être aimée. Mon intelligence ? Qui s’en soucie à part les profs. Mes qualités ? Lesquelles ? Une fille n’est remarquée que pour ses « attraits » physiques. Mes centres d’intérêt ? Tout le monde s’en fiche, ils ne font pas partie des big three, ces trois éléments socialement valorisés chez les filles à l’adolescence : beauté (stéréotypée), rébellion (conformiste) et intérêt pour les garçons – c’est-à-dire (hétéro)sexualité.

Une fois le lycée fini, j’ai pris la décision de refuser cette féminité qu’on m’imposait. Fini les jupes, les soutien-gorge, tout ce maquillage dont je ne savais pas me servir. Les talons, au placard ! Je n’ai jamais su marcher avec de toute façon. Et surtout, on recoupe cette insupportable masse de cheveux. Je me souviens de la légèreté, du soulagement que j’ai ressenti en sortant du coiffeur, de mes mains passant dans mes cheveux si courts que je sentais les contours de mon crâne en dessous. Quel soulagement ! Ce fut libérateur.
Ce fut libérateur mais cela ne m’a pas réconcilié avec mon corps de femme. Et tous les mois, ce même refrain : j’aurais voulu être un homme.
Refuser de devenir une femme & les impasses du féminisme
Cette envie d’être un homme s’est transformée en véritable obsession. Je ne me suis pas contentée de rejeter tout ce qui relevait du féminin, les aspects négatifs comme positifs, j’ai aussi rejeté mon propre corps : trop petit, trop faible, trop femme. Ma rencontre avec le féminisme lors du mouvement #metoo aurait pu changer la donne2. Malheureusement, le premier féminisme dont j’ai eu connaissance avait deux visages : celui des violences sexuelles donc, et celui de la girl boss3 . Pour s’en sortir, il fallait être « comme un homme » : sûre de soi, dominante, intrépide et combattive. Mais sans se départir du maquillage et des talons hauts, des pédicures et de la lingerie – « comme un homme », certes, mais pas trop non plus. Il faut bien rester désirable. D’une façon ou d’une autre, être une femme signifiait être réifiée, déshumanisée, dépréciée, être perpétuellement en danger et conditionnée à la soumission. Ce féminisme superficiel ne faisait que renforcer la misogynie que j’avais déjà intériorisée.
Le féminisme m’a en même temps introduit à un concept auquel j’ai tout de suite souscrit : le constructivisme. Selon celui-ci, les différences entre les femmes et les hommes sont des constructions sociales. Bien sûr, on admettait du bout des lèvres qu’il existait bien quelques différences physiques, mais celles-ci avaient été largement exagérées pour justifier la différence de traitement entre les hommes et les femmes, autrement dit, le sexisme.
Penser autrement revenait à adopter une vision essentialiste : les hommes seraient naturellement faits pour être dominants, agressifs et maîtres de la pensée ; les femmes, en raison de leurs organes reproductifs, seraient faites pour faire des bébés, s’occuper du ménage et être dominées par leurs émotions. Ces pauvres choses fragiles ne pourraient rien faire sans un homme pour les guider dans la vie et les protéger des autres hommes, mais aussi d’ellesmêmes. L’essentialisme était donc du sexisme, une façon de naturaliser le patriarcat.
Il existait bien un courant féministe plus « spirituel » qui parlait de se reconnecter au féminin sacré et à la Terre-Mère en devenant sorcière, mais j’étais (et je reste) bien trop terre à terre pour accrocher à tout ce mysticisme. De toute façon, j’ai rencontré ce mouvement bien plus tard…
Cette vision idéologique binaire4, où tout est construction sociale qu’on en ait la preuve ou non, était certes un peu simpliste mais elle me convenait. Pourquoi ? Parce qu’elle me réconfortait et regonflait mon ego : ne pas être féminine n’était plus un échec mais une source de fierté. C’était la preuve que j’étais moins aliénée que les autres femmes ; moins je suis féminine, plus je suis féministe – et quelque part supérieure aux « autres femmes5 ».
Cette façon de penser le féminisme a eu cependant pour conséquence de renforcer mes préjugés sur les femmes féminines et, plus largement, sur tout ce qui est associé aux femmes, y compris certaines valeurs positives comme l’altruisme, la bonté, la douceur, l’humilité, etc. Je me retrouvais à idéaliser d’autant plus la masculinité, même dans ce qu’elle a de plus toxique. J’ai embrassé intérieurement des valeurs viriles : survalorisation de la puissance physique, de la violence, de l’héroïsme guerrier. Je voulais m’enrôler dans l’armée pour prouver que j’en étais capable. Je voulais être confrontée à une situation de violence, les armes à la main, savoir ce que ça fait de tuer – une vraie petite psychopathe, alors même que j’étais en réalité une jeune fille très timide et effacée. Je suis allée jusqu’à tenter d’intégrer l’armée en tant que soldate6.
Ce désir lancinant d’être un homme a totalement envahi ma psyché. C’est une expérience que je partage rarement car elle touche à quelque chose de très intime pour moi, mais aussi parce que je pensais être la seule à vivre cela7. C’est aussi une expérience que j’ai toujours trouvée difficile à expliquer à des personnes qui n’ont pas ce vécu.
Depuis mon enfance, j’ai une grande capacité à m’immerger dans mon imagination. Je construis des mondes, des personnages, des expériences qui m’envahissent si complètement qu’il m’arrive de me retrouver totalement détachée de mon environnement. Je ne vois plus, n’entends plus, je pouvais perdre toute conscience de ce qui m’entoure – au point de me cogner dans des poteaux ou des volets dans la rue. Je pouvais me retrouver à rire ou pleurer, parler ou faire des gestes sans le vouloir. J’ai une certaine tendance à marcher dans ces moments-là, à tourner en rond pendant une éternité, incapable de redescendre sur terre. Ces mondes imaginaires dans lesquels je me projette ne sont pas comme des films ou des livres mais davantage comme des jeux vidéo. Je me crée un personnage que j’incarne au fur et à mesure que l’histoire se déploie.
Au cours de ma puberté, ce personnage est devenu systématiquement un homme. Ce n’était pas intentionnel : j’étais tout simplement incapable de me projeter dans une personnage de femme. Lorsque j’essayais, cela se révélait inconfortable. Je finissais toujours par me heurter à une situation qui me faisait transformer ce personnage en homme.
Ce phénomène de projection s’est étendu. J’ai commencé à rêver que j’étais un homme – ce qui m’arrive fréquemment encore. Quand je me projetais dans mon futur potentiel, je n’arrivais pas à m’imaginer en femme. Finalement, j’ai perdu l’image intérieure de mon corps. Comme une anorexique qui s’imagine grosse, je me voyais plus masculine, plus mâle, que je ne l’étais en réalité. En m’apercevant dans un miroir de plein pied ou une vitrine, je ressentais un choc. C’était moi, ça ? Ces courbes, ces fesses, ce corps de femme ? Impossible.
Et pourtant, mes yeux ne me trompaient pas ; c’était bien ça, la réalité. Je me souviens de cette sensation désagréable, une sensation physique, comme un décrochage, un bourdonnement, un vertige… Je ne pouvais nier ce que je voyais, je ne pouvais pas non plus l’accepter. Pas ça, pas ce corps. Ça ne pouvait être moi.
Toucher le fond puis remonter à la surface
En ai-je conclu que je n’étais pas une femme ? Non. Il avait toujours été évident pour moi, dès l’adolescence, qu’être un homme ou une femme était une question de corps, pas une sorte d’identité psychique ou spirituelle, qui pouvait entrer en contradiction avec notre corps sexué. Je ne me sentais pas femme. On peut même dire que je me (res)sentais homme – après tout, je m’identifiais à eux jusque dans mes rêves. Mais je n’ai jamais douté d’être une femme.
Cela aurait pu changer quand j’ai découvert la transidentité par l’intermédiaire, tout d’abord, de podcasts féministes. Je n’ai alors pas du tout remis en question cette idée d’hommes dans des corps de femmes8 (ou inversement) alors même qu’elle était, de toute évidence, en totale opposition avec mes propres convictions. Ce n’était pas que je ne voyais pas la contradiction entre ces deux façons de pensée, mais il me semblait évident qu’il y avait forcément un « truc », une explication rationnelle et incontestable à ce phénomène. Il ne pouvait en être autrement puisque le féminisme défendait l’affirmation que les femmes trans sont des femmes et les hommes trans des hommes.
Puisque le féminisme soutenait sans réserve ce concept, la transidentité ne pouvait pas être fondée sur la croyance que la féminité fait la femme et la masculinité l’homme. Ou encore qu’il existe un esprit, une âme, une « essence » immatérielle qui constitue notre vraie identité. Ce serait, de toute évidence, de l’essentialisme. L’idée de cerveaux d’hommes et de femmes semblaient tout autant réactionnaire et sexiste, cela ne pouvait donc pas être ça.
Qu’est-ce qui fait alors qu’une personne est transgenre ? Je ne le savais pas et le féminisme ne m’apportait pas d’explications satisfaisantes. Quand j’entendais des témoignages, je relevais toujours certains éléments qui pouvait expliquer comment la personne interrogée en était venue à croire qu’elle était une femme (ou un homme, vous aurez compris). Mais comme ce n’était pas un sujet qui me touchait, je continuais à croire qu’il y avait un « truc » qui différenciait un homme trans d’une femme « masculine » ou travestie, avant même de procéder à une quelconque transition. De plus, je pensais naïvement qu’aucune personne ne pouvait faire une transition médicale « par erreur » – et comme je n’avais jamais entendu parler de détransition ou de personne regrettant ces procédures, rien ne venait me faire douter.
Tout a changé quand ma meilleure amie m’a annoncé qu’elle était transgenre, il y a environ deux ans maintenant. Elle « ne pouvait pas l’expliquer » mais voilà, elle était un homme. Je la connais bien puisque nous sommes amies depuis la maternelle. À mes yeux, elle ne correspondait pas au portrait habituel des personnes transgenres9. Je lui ai honnêtement dit ne pas comprendre, mais la priorité était, avant tout, de la soutenir10. J’ai donc tu mes doutes. Enfin, j’ai fait ce qui est systématiquement préconisé : je me suis informée.
***
Je ne vais pas vous narrer par le détail tout ce que j’ai appris, les évolutions de ma pensée, ou mes opinions actuelles. Ce serait trop long et ce n’est pas le sujet. Ce qui importe ici, c’est le fait que ces recherches sont devenues obsessionnelles. Tout ce que j’ai lu / vu / écouté sur le sujet a profondément ébranlé nombre de mes croyances et de mes convictions. Les nombreux témoignages en particulier m’ont profondément touchée. Dans certains, je ne me reconnaissais que trop.
Je me souviens notamment de l’un d’eux, celui de Carol11, une lesbienne butch11 ayant transitionnée puis détransitionnée. J’ai dû mettre le podcast en pause à plusieurs reprises parce qu’il me bouleversait tant que j’en pleurais. Je n’entends pas par là quelques larmes qui coulent cinématographiquement sur mes joues. Non, je parle du type de pleurs qui vous fait trembler, suffoquer, gémir comme une animale. Je ne suis pas lesbienne, ne me suis jamais considérée trans, et je n’ai jamais cherché à passer pour un homme13. Nous venons de pays et de milieux socio-culturels très éloignés. Nos expériences sont bien différentes et pourtant, son témoignage m’arrachait le cœur. C’était comme si elle racontait mon propre vécu – mais démultiplié par l’intense homophobie et le sexisme dont elle a été victime.
***
À défaut de pouvoir devenir un homme, je voulais au moins devenir plus forte. J’avais essayé pas mal de sports depuis mon enfance. Cette année-là, je me suis mise à la boxe française. De tous les sports que j’ai pratiqués, c’est celui que j’ai le plus aimé. Je m’y suis tenue toute une année, deux séances d’une heure et demie par semaine, jusqu’à mon déménagement. Je m’étais inscrite dans un club mixte et m’entraînais donc avec des hommes. Savoir que ces derniers sont plus puissants physiquement est une chose, en avoir l’expérience, alors que nous échangions coups de poings et coups de pieds, en est une autre. Je rentrais essorée de ces séances, avec un profond sentiment de bien-être physique, mais amère aussi. Tout me ramenait à ce corps, mon corps, que je percevais comme faible, détraqué, exécrable.
Cette année-là, j’ai touché le fond. Mon corps me semblait de plus en plus étranger, inadéquat. Mon malaise devenait une véritable souffrance. Plus que jamais, j’enviais les hommes avec rage.
La résolution : les merveilles de nos corps
Dans le même temps, je commençais à changer doucement de perspective. Les pièces du puzzle se mettaient en place. Le « pourquoi » de cette identification masculine commençait à se révéler ; mon parcours prenait sens et il me semblait entrevoir une sortie de secours.
Il y a, j’en suis certaine, bien des façons de s’accepter en tant que femme et je n’écris pas cet article pour faire du développement personnel. Je l’écris parce que mon expérience n’est pas unique ; pourtant, je me suis trop longtemps sentie seule et incomprise. J’écris pour les femmes qui en sont là où j’étais, qui souffrent, et ne se voient offrir d’autre explication à leur mal-être que la transidentité et d’autre solution que la transition. Je l’écris surtout parce que le féminisme a d’abord été un frein dans mon parcours de femme et a contribué à mon mal-être. Un mouvement politique qui vise à émanciper les femmes ne devrait pas contribuer à leur haine d’elles-mêmes, de ce qu’elles sont et ne peuvent cesser d’être. Il ne devrait pas nous inciter à détester nos corps. Il ne devrait pas nous convaincre qu’être une femme est une malédiction, que notre destin est d’être des victimes des hommes et de notre propre biologie.
Je n’ai pas de solution individuelle. Chacune d’entre nous est différente et devra trouver par ellemême ce dont elle a besoin. Mais je souhaite lancer une réflexion collective sur ce que nous pouvons changer, au sein du féminisme, pour faciliter le parcours de femmes telles que moi. Et peut-être même de femmes qui, au contraire, sont tout l’inverse.
Il me semble nécessaire que le féminisme s’éloigne de cette opposition idéologique simpliste entre essentialisme et constructivisme. Nous sommes le produit de la société dans laquelle nous vivons, elle qui traite filles et garçons, femmes et hommes, de façon différente. Nous sommes aussi des femelles de l’espèce humaine. Oui, il y a une pression à se conformer à des modèles de féminité et de masculinité artificiels et nocifs. Oui, la socialisation genrée est une réalité et un problème. Cela ne signifie pas que nos corps sexués sont quantité négligeable, qu’ils n’ont aucune influence sur nos comportements.
Nous sommes des animaux et plus spécifiquement des mammifères de la catégorie des primates. Chez tous les primates, ces différences biologiques dues aux sexes ont un impact sur les comportements, les interactions, les rôles au sein du groupe et les capacités physiques. Ce n’est ni bien, ni mal ; cela n’induit aucune hiérarchie « naturelle » entre hommes et femmes. Ce fait n’est pas prescriptif et n’induit pas que toutes les femelles et tous les mâles se comportent de la même manière et sont diamétralement opposé·es en tout. Il existe des différences, certaines innées d’autres non, c’est un simple fait. Arrêtons de nous penser si exceptionnel·les que ce qui est vrai pour les autres mammifères ne l’est pas pour nous.
La reproduction coûte plus aux femmes qu’aux hommes. Pour une femme, la maturité sexuelle implique un cycle menstruel avec des changements hormonaux, des saignements, bien souvent des douleurs et des impacts psychiques. La liste des désagréments et des risques liés à l’ovulation et aux menstruations est fort longue, et certaines femmes sont nettement moins chanceuses que d’autres. Nous sommes aussi, en moyenne, plus petites, moins fortes, moins rapides, moins robustes et donc plus vulnérables aux agressions physiques. Pour celles qui souffrent en raison des spécificités de notre biologie14, être une femme semble un fardeau à endurer une vie entière. Si à cela s’ajoutent des violences sexistes et sexuelles – ce qui est bien trop fréquent – difficile de voir des avantages à être une femme. Si nous ne souhaitons pas devenir mère, nous payons très cher pour une capacité qui n’a, à nos yeux, aucun intérêt. Notre pouvoir de donner la vie et de nourrir un bébé peut être perçu comme une charge bien plus qu’un cadeau.
Tout cela explique pourquoi nombre de femmes en viennent à considérer le corps mâle comme intrinsèquement supérieur. Il ne l’est pas. Que vaut la force face à la capacité de créer un être humain ? Que vaut une paire de testicules, moche et vulnérable 15&, face à une paire de seins, capable de produire le lait dont nos enfants dépendent ? Rien de plus ni de moins que la valeur qu’on leur accorde. Les capacités du corps des femmes sont méprisées parce que les femmes sont dévalorisées en tant que femmes. C’est le propre d’une société patriarcale.
C’est bien pour cela qu’il faut que le féminisme rende justice au corps des femmes et tout ce dont il est capable. Je ne veux pas être mère mais, aujourd’hui, je suis capable d’estimer cette incroyable aptitude, cette prouesse de la nature. Mon premier déclic, le premier pas qui m’a permis d’arrêter de ne voir que les inconvénients d’un corps de sexe féminin, a été la première fois que j’ai vu un dessin de l’intérieur du sein d’une femme. Ce réseau arborescent d’alvéoles, ces petits lobules ressemblant à des mûres, reliées par de fins canaux, me semblait beau. Quand j’ai appris que notre lait peut changer de composition en cours de tétée pour s’adapter aux besoins nutritionnels du bébé ou encore produire des anticorps lorsqu’il est malade, j’étais époustouflée.
Le deuxième déclic a été d’ouvrir les yeux sur toutes les femmes incroyables que j’ai eu la chance de connaître. D’admettre que, même au plus fort de mon mépris pour les femmes, c’était vers elles que je me tournais, pour l’amitié, le réconfort, le partage. J’ai plusieurs fois entendu des femmes ayant transitionné déplorer la perte que cela représente de ne plus pouvoir être une femme parmi les femmes.
Nul besoin de verser dans le féminin sacré pour trouver de la valeur dans le fait d’être une femme, pour aimer et célébrer des femmes, pour se sentir à notre place parmi elles. Mais cela ne peut se faire si notre féminisme se focalise uniquement sur les violences sexistes et les inconvénients de nos corps. S’il rejette ceux-ci de ses discours et de ses analyses par peur de justifier la hiérarchie patriarcale. Si les seuls accomplissements que nous célébrons sont ceux de femmes dans des domaines masculins, si nos seuls modèles sont des exceptions alors que la plupart d’entre nous ne serons jamais exceptionnelles.
Il ne suffit pas de dénoncer ; il faut aussi aspirer à quelque chose de beau, de juste, qui nous donne de l’espoir et de la joie. Ceci manque au féminisme actuel, surtout au féminisme libéral qui préfère se réapproprier un « féminin » profondément patriarcal et misogyne. Un « féminin » qui a été pensé par et pour les hommes, pour leur plaisir, leurs intérêts et leur jouissance. Un « féminin » bien masculin en somme. Il faut valoriser les femmes dans tous les domaines, même la maternité. Je suis convaincue qu’il existe une culture des femmes, et même davantage qu’une seule. Il a existé et existe encore des arts, des pratiques (culturelles, cultuelles ou politiques) et des artisanats féminins. Il faut explorer cette richesse, l’apprécier à sa juste valeur, s’ouvrir à la culture d’autres femmes partout dans le monde.
***
Je ne peux pas dire, aujourd’hui, que j’aime être une femme. Mais j’aime apprendre de quoi nos corps sont capables. Peut-être envierais-je encore les hommes à l’avenir, peut-être la boxe restera-t-elle toujours une expérience douce-amère, mais je ne souhaite plus, chaque mois, être un homme. J’ai accepté mon corps, ce corps qui fait de moi une femme. Je respecte sa force de vie, ses capacités, ses merveilles, petites et grandes. J’aime les féministes qui s’emploient à mettre en avant la puissance des femmes, leur créativité, leur rébellion. Et par-dessus tout, j’aime être une femme parmi des femmes.
 

Faustine.

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Suite à la parution de l’étude Les jeunes français et la lecture1, réalisée par ipsosfrance avec le Centre national du livre, nous apprenons qu’un genre est particulièrement populaire chez les adolescentes (16 – 19 ans) : la dark romance. Une information inquiétante lorsque l’on sait qu’elle banalise la violence à l’encontre des femmes.

Qu’est-ce que la dark romance ?
La dark romance est un genre littéraire mettant en avant, dans une écrasante majorité, des femmes soumises, souvent par la force, à des hommes qui les dominent physiquement, psychologiquement et surtout sexuellement.
On peut identifier les prémices de ce genre dans le roman libertin2, qui avait une volonté de libération des mœurs, mais la dark romance telle qu’elle est à l’heure actuelle trouve surtout ses fondations dans les années 2010. Le succès mondial de 50 nuances de Grey écrit par E.L James et publié en 2012, où il est question d’une relation basée sur la domination et le bondage, aura en grande partie contribué à l’essor du genre. Largement plébiscitée par les utilisatrices et influenceuses de la plateforme Tiktok, notamment sur Booktok3, la dark romance est aujourd’hui très populaire, notamment chez les adolescentes comme l’indique l’étude susmentionnée.
Viols, meurtres, agressions, séquestrations, humiliations, harcèlement … tout est permis et, surtout, tout est romantisé.
Prenons pour exemple deux extraits des résumés des romans les plus populaires en ce moment :
Il est intéressant de noter que la plupart de ces ouvrages, mettant en scène un homme violent et dominateur avec une femme qui sera forcée à se soumettre, sont majoritairement écrits par des femmes. S’il m’est aisée d’imaginer pour quelles raisons des jeunes (et moins jeunes) femmes peuvent être attirées par la romance dite conventionnelle, celle mettant en scène de vaillants guerriers et preux chevalier, après avoir été biberonnées aux histoires de princes charmants, je ne comprends pas à quel moment le prince charmant s’est transformé en agresseur violent mais séduisant. Le passage de « ils furent heureux et eurent beaucoup d’enfants » à « elle n’avait pas le choix, elle était sa chose » est brutal. Ça me laisse pantoise. Je ne peux m’empêcher de faire le lien entre plusieurs phénomènes, même si ce ne sont que des suppositions personnelles. Pas plus loin qu’au siècle dernier, des images INA4 en sont encore les témoins, il était courant, commun et accepté que les femmes soient frappées et violées dans le cadre de leurs relations conjugales.
À l’heure actuelle, ces comportements, bien qu’existants toujours, sont officiellement prohibés et parfois punis (plus ou moins sévèrement, je vous l’accorde). Je m’interroge donc sur l’apparition de fantasmes liés à la violence : serait-elle en partie due à l’interdiction de celle-ci ?
Si je peux me permettre une réaction toute personnelle, j’ai la sensation que plus on essaye d’interdire la violence envers les femmes, plus des groupes tentent de les ancrer dans les mentalités par des portes dérobées ou d’autres moyens tels que la pornographie, certains articles issus de presses dites féminines ou encore.. la dark romance. Le viol conjugal n’est pas autorisé ? Faisons fantasmer les femmes sur les rapports sexuels forcés. Battre sa femme n’est plus considéré comme une preuve d’amour ? Introduisons et normalisons le BDSM5 dans les relations. Bien que ces perspectives soient intéressantes à développer, ça ne répond pas à mon interrogation : pourquoi ce sont des femmes qui écrivent principalement de la dark romance ? Pourquoi des femmes auraient-elles envie d’écrire et de propager un fantasme dans lequel elles sont des proies ? Certains militants masculinistes adeptes de l’idée du « mâle alpha » me répondraient que c’est parce que la nature des femmes est d’être soumises et à la disposition d’un homme. Mais je ne suis pas convaincue par cette idée car, si la soumission était naturelle pour les femmes, il n’y aurait pas besoin de milliers de sermons dans les sociétés patriarcales pour rappeler aux femmes de se soumettre, car la nature n’a pas besoin de rappels pour suivre son cours.
J’ai la sensation que la pop culture, les dessins-animés, l’éducation… ont ancré dans l’esprit des filles et femmes qu’elles sont de petites choses fragiles à sauver et à protéger et que leurs fantasmes liés à la violence des hommes envers les femmes naissent d’une intégration profonde de ce schéma. Ces fantasmes sont ensuite entretenus aussi bien par des auteurs que des autrices, mais dans des genres différents. La romance étant un genre écrit presque uniquement par des femmes, il n’est finalement pas surprenant que la dark romance le soit aussi.
Une fiction trop proche de la réalité
Dans un monde où les violences faites aux femmes ne seraient pas courantes et où les violences sexuelles ne seraient pas massivement répandues, ces lectures, vues comme des chimères ou fantasmes marginaux et irréalistes, ne poserait pas tellement problème. Ils interrogeraient seulement la moralité des personnes contribuant à rendre ces livres publics tout en ciblant de jeunes lectrices.
La réalité est tout autre :
  • En 2022, 118 femmes ont été tuées par leur partenaire ou ex-partenaire.
  • En moyenne, le nombre de femmes âgées de 18 à 74 ans qui, au cours d’une année, sont victimes de violences physiques, sexuelles et/ou psychologiques commises par leur conjoint ou ex-conjoint, est estimé à 321 000 femmes.
  • En moyenne, le nombre de femmes âgées de 18 à 74 ans qui, au cours d’une année, sont victimes de viols, tentatives de viol et/ou agressions sexuelles est estimé à 217 000 femmes (il s’agit d’une estimation minimale).
  • Dans 49 % des cas, ces agressions ont été perpétrées par une personne connue de la victime. Dans 21 % des cas, c’est le conjoint ou l’ex-conjoint qui est l’auteur des faits6.
Et ces chiffres ne représentent que la France. Dans le monde, les violences envers les femmes sont encore nombreuses et plurielles. Ce que vivent les héroïnes de dark romance ne sont ni des fantasmes, ni des histoires fictives. Des millions de femmes l’ont vécu et d’autres le vivent ou le vivront encore. Il est donc intéressant de s’interroger sur les raisons qui poussent à présenter comme une romance ce que les militant·es féministes dénoncent au quotidien. La popularisation de ce genre a de quoi inquiéter.
Peu de contrôle, aucune prévention ou presque dans ces livres disponibles partout sans contrôle de l’âge, l’accès à la dark romance est très simple et rien ou presque n’est fait pour freiner les futur·es lecteur·ices ni même pour les prévenir. Certaines vidéos, certains articles font de la sensibilisation sur le sujet mais, face à l’ampleur du contenu en faveur de ces écrits, ce n’est, à mon sens, pas encore suffisant.
Pourquoi est-ce dangereux ?
Ce qui traumatise des millions de femmes est présenté, par la dark romance, comme une chose romantique et désirable.
Il vous a kidnappé ? Il est très amoureux.
Il vous suit et vous espionne chez vous ? Quel homme passionné !
Il tue tous les hommes qui ont des relations avec vous car vous êtes « la sienne » ? Il sait vous protéger.
Avec de tels raisonnements, on peut vite assimiler que les violences sexistes et sexuelles sont de l’amour. Ce n’est pas sans rappeler les vieux dictons comme « s’il te bat, c’est qu’il t’aime ! ». Bien sûr, ce sont des jeunes femmes qui sont les réelles destinatrices de ces lectures, puisque la majorité des lecteurs sont des lectrices. Selon l’étude d’ipsosfrance-CNL¹, de 6 à 19 ans, 74 % des filles lisent pour leur loisir contre 50 % des garçons. Par ailleurs, les lecteur·ices de romance en général, y compris de dark romance, sont également en grande majorité des filles¹..
On assiste là à une forme de romantisation et érotisation de comportements nocifs et violents, qui en viennent à faire rêver certaines jeunes femmes, principales lectrices du genre, alors mêmes qu’elles pourraient en être victime.
Un conditionnement de masse

Comme mentionné plus tôt, la dark romance est aujourd’hui largement répandue par la faute des réseaux sociaux comme Tiktok qui, par le biais de ses « tendances », a vu florir pléthore de contenus mentionnant ou glorifiant la dark romance.

Pour exemples :
  • Les vidéos qui, sur fond de musiques romantiques, vont citer des passages des livres les plus connus, majoritairement des passages explicitement sexuels et malsains, tout en présentant ça comme quelque chose de désirable.
  • D’autres qui montrent des jeunes femmes fantasmant sur des criminels/mercenaires/membres de gang comme idéal amoureux.
  • Certaines qui illustrent des moments où l’homme doit « prendre/garder/reprendre le contrôle », souvent en s’affirmant sexuellement.
  • Des jeunes filles mineures qui montrent comment lire de la dark romance sans se faire remarquer par leurs parents (avec notamment l’utilisation du pass culture).
  • De plus en plus de fantasmes sur « l’asphyxie érotique », autrement dit le fait d’être étranglée, qui non seulement peut tuer mais cause des dommages parfois irréversibles sur le fonctionnement du cerveau. Certaines qui illustrent des moments où l’homme doit « prendre/garder/reprendre le contrôle », souvent en s’affirmant sexuellement.
  • Des publicités récurrentes entre deux vidéos pour des histoires avec « un mâle alpha » qui vous choisit comme étant sa chose et vous incite à cliquer pour avoir la suite de l’histoire.
Les exemples sont très nombreux et, suivant le principe du réseau, sont repris et repostés massivement par d’autres jeunes, voire très jeunes femmes. Et bien sûr, si vous souhaitez montrer votre mécontentement, vous contribuez à la popularité de ce type de contenu. Plus la vidéo est commentée et partagée, mieux elle sera référencée grâce à l’algorithme. Si vous faites une vidéo qui dénonce ces phénomènes, vous nourrissez également les hashtags associés, ce qui les rend plus populaires. Interagir avec ce contenu, que vous l’aimiez ou le détestiez, le favorise de toute façon.
Des jeunes femmes, dont beaucoup sont mineures, sont donc exposées sur les réseaux sociaux ainsi que dans leurs lectures à des comportements violents physiquement, psychologiquement et sexuellement tout en intégrant petit à petit l’idée que c’est « sexy », désirable quitte à parfois avouer en vidéo, face au monde, que leur rêve est « de vivre une dark romance dans la vraie vie ». Si l’une d’entre elles me lit, je peux vous garantir que lorsque mon ex-compagnon a tenté de me violer c’était tout sauf séduisant ou plaisant.
À l’instar de la pornographie, en plus d’être potentiellement addictif, ce genre de contenu tend à une distorsion de la réalité des relations femmes/hommes et induit inévitablement un rapport biaisé où chacune des parties se sent dans l’obligation d’avoir un statut « dominant » ou « dominé ». Et face à l’habitude et la lassitude liées à une grande consommation de ces lectures, certaines lectrices demandent explicitement que les violences aillent encore plus loin, trouvant la dark romance « mainstream » trop douce à leurs yeux.
Le risque majeur est que certaines de ces jeunes filles, grandes consommatrices du genre, pourraient non seulement être attirées mais aussi normaliser différentes formes de violences, notamment sexuelles, qu’elles pourraient vivre par la suite, en partie à cause d’un biais cognitif nommé « l’effet de simple exposition7 ». Décrit pour la première fois en 1876 et popularisé par Robert Zajonc, ce biais cognitif se caractérise par une augmentation de la probabilité d’avoir un sentiment positif envers une personne, un objet, un lieu, un discours simplement en raison d’une exposition répétée. Par conséquent, plus nous sommes exposé·es à un stimulus et plus il est probable qu’on l’aime. Comme par exemple avec une musique que nous n’aimons pas et, qu’à force d’entendre, nous finissons par aimer. Ou dans le cas de cet article, plus des jeunes femmes s’exposent à des violences sexistes et sexuelles présentées comme séduisantes, plus il est probable qu’elles aient tendance à apprécier, voire idéaliser, ce type de fonctionnement relationnel.
Quelles sont les solutions ?
Évidemment, les personnes qui souhaitent défendre le genre, ou une forme de totale liberté dans le choix des lectures, diront que si le public est majeur et averti, ça ne pose aucun problème. À l’heure actuelle, beaucoup de contenus tendent à propager l’idée qu’aucun fantasme (appelé « kink ») ne peut être malsain et ne doit être jugé. Ce n’est pas mon point de vue puisque la réalité est toute autre. Même majeure, une femme exposée à ce type de contenu n’a pas obligatoirement la capacité d’avoir un recul suffisant pour que cela n’impacte pas ses relations et sa vie sentimentales et/ou sexuelle. Dans tous les cas elle sera confrontée au biais de simple exposition. Par ailleurs, comme nous l’avons vu, ce ne sont pas nécessairement des personnes majeures qui lisent de la dark romance mais plutôt des jeunes filles en pleine construction de leur sexualité qui n’ont, pour certaines, ni le recul nécessaire ni la capacité à comprendre pleinement l’impact de ce qu’elles peuvent lire.
La dark romance n’est pas une fiction comme les autres, puisqu’elle reprend les violences faites quotidiennement aux femmes et les rend séduisantes. Alors quelles sont les solutions ? Bannir complètement ce genre ? Mettre une limite d’âge ? Si bannir complètement un genre me paraît inenvisageable du point de vue de la liberté d’expression, sécuriser les mineur·es me semble en revanche être une priorité.
Pour cela, il faudrait :
  • Réduire au maximum l’accès à ces ouvrages par le biais d’une limite d’âge (comme dans le cas des jeux vidéos) avec un contrôle avant achat. Cela n’endiguera pas totalement le phénomène mais pourrait permettre le freiner, surtout pour les moins téméraires.
  • Afin que les romans ne soient pas feuilletés pas des mineur·es, les ouvrages de dark romance pourraient être systématiquement mis sous blister comme c’est le cas de bande dessinée érotiques et de quelques rares romans. Cela permettrait aussi aux libraires d’avoir une indication sur le public auquel doit être vendu ces ouvrages.
  • Faire de la prévention auprès des libraires et bibliothécaires qui, en plus d’avoir affaire aux jeunes, auront aussi affaire aux parents. D’après certains témoignages, les parents sont souvent envoyés en librairie chercher de la dark romance sous prétexte « d’une lecture scolaire » et achètent sans avoir connaissance du contenu de ces livres.
  • De même, un contrôle du contenu favorisant et romantisant les relations nocives et violentes sur les réseaux sociaux serait également un bon début, via par exemple une facilitation du signalement, un retrait temporaire de la plateforme des contenus signalés tant qu’ils ne sont pas contrôlés, le retrait total des publicités pour des contenus violents et érotiques, etc. Cette utilisation de l’algorithme éviterait la mise en avant de contenus sexualisés vers les comptes de personnes mineures.
  • De plus, une note de prévention en première page du livre accompagnée d’un baromètre des violences semblent indispensables pour informer les lectrices, y compris celles qui sont majeures, que ce qu’elles lisent n’est en aucun cas souhaitable dans la réalité puisque ce sont des violences.
J’écris tout cela parce qu’il se trouve que je me sens particulièrement touchée par le sujet. À l’âge de 15 ans j’ai lu 50 nuances de Grey. J’ai pu l’acheter dans une librairie sans aucun autre frein que le regard un peu méprisant et désapprobateur de la libraire qui ne m’a pourtant pas arrêtée. Après tout, plusieurs de mes copines lisaient cette saga et adoraient ! L’une de mes amies avait même lu les trois livres plusieurs fois tellement elle les trouvait géniaux. Ce dont je ne me suis pas rendue compte tout de suite, c’est que ça a ancré en moi une vision très spécifique de la sexualité, une accoutumance aux contenus pornographiques parmi les plus violents (envers les femmes uniquement), et des fantasmes qui auraient pu faire de moi une proie à certains moments. Pourtant, j’étais une jeune fille « très mûre pour mon âge », assez alerte sur différents sujets, et j’avais conscience d’une part des violences que subissaient les femmes. Sauf qu’en avoir conscience ne suffit pas.
Le féminisme m’a aidé à remettre en question ce qui a été pendant plusieurs années les fondements de ma sexualité. Mais on ne se débarrasse pas facilement de ce qui vous a construit à un moment donné, d’autant plus lorsque ce moment est l’adolescence, une période fondatrice. Alors que 50 nuances de Grey me paraît très soft à côté de la dark romance publiée à l’heure actuelle et sachant quelles peuvent être les conséquences sur les jeunes et moins jeunes femmes, mon inquiétude, voire ma terreur, à l’idée que ce phénomène ne soit pas endigué m’ont poussée à rédiger cet article.

Avant de vous quitter, j’aimerais vous montrer quelques avis publiés sur Booknode et Babelio par des jeunes femmes à propos d’ouvrages de dark romance populaires :

Ce livre a bouleversé une partie de mon être, il m’a rendu addicte et dépendante de cette histoire et de ses personnages.
Super kidnapping et romance !! 
🖤🤍 
J’ai adoré ma lecture mais je m’attendais a du plus dark…hâte de lire la suite !
Je reste choquée de ce tome 1, malgré les tw8 je ne m’attendais pas à ça…
J’ai ADORÉ cette lecture. Alors ça fait peut être de moi quelqu’un de psychopathe je vous l’accorde. Néanmoins j’aime de plus en plus les dark romances
Mon deuxième en dark romance de la même autrice de Capitve et VRAIMENT ouwa ! Là j’ai ce que je n’avais pas dans Captive, c’est à dire un méchant plus présent ! Une belle pépite a lire

Johanna.

Recommandation de lecture :

Qui n’a jamais jubilé devant la vengeance sanglante de Breatrix Kiddo dans Kill Bill ? Fondu devant la rencontre d’Allie et Noah dans N’oublie jamais ? Ri aux éclats devant Friends ? Chanté à tue-tête devant Grease ? À travers l’archétype du bad boy, les scénarios balisés des comédies romantiques, la profusion de baisers « volés », et même les dessins animés de notre enfance, ce livre nous plonge dans les eaux troubles de la pop culture pour révéler comment la fiction influence insidieusement nos comportements et nos relations amoureuses. En analysant les rouages de la narration, l’autrice démystifie nos fascinations et idées reçues, et met à nu les dynamiques toxiques qui s’étalent sur nos écrans. Comment les films et les séries parviennent-ils à nous faire apprécier des comportements douteux, voire illégaux, y compris dans la vie réelle ? Comment nous inculquent-ils qu’il est normal d’aimer avoir mal ou qu’on nous fasse du mal ? Comment nous apprennent-ils à désirer la violence ? Un essai percutant, émaillé d’exemples précis et ponctué d’analyses de spécialistes (historiennes, scénaristes, linguiste, psychanalyste, sexologue…), qui invite à une réflexion profonde et audacieuse sur les violences sexistes et sexuelles qui se cachent sous le vernis de nos divertissements préférés.

Qui n’a jamais jubilé devant la vengeance sanglante de Breatrix Kiddo dans Kill Bill ? Fondu devant la rencontre d’Allie et Noah dans N’oublie jamais ? Ri aux éclats devant Friends ? Chanté à tue-tête devant Grease ? À travers l’archétype du bad boy, les scénarios balisés des comédies romantiques, la profusion de baisers « volés », et même les dessins animés de notre enfance, ce livre nous plonge dans les eaux troubles de la pop culture pour révéler comment la fiction influence insidieusement nos comportements et nos relations amoureuses. En analysant les rouages de la narration, l’autrice démystifie nos fascinations et idées reçues, et met à nu les dynamiques toxiques qui s’étalent sur nos écrans. Comment les films et les séries parviennent-ils à nous faire apprécier des comportements douteux, voire illégaux, y compris dans la vie réelle ? Comment nous inculquent-ils qu’il est normal d’aimer avoir mal ou qu’on nous fasse du mal ? Comment nous apprennent-ils à désirer la violence ? Un essai percutant, émaillé d’exemples précis et ponctué d’analyses de spécialistes (historiennes, scénaristes, linguiste, psychanalyste, sexologue…), qui invite à une réflexion profonde et audacieuse sur les violences sexistes et sexuelles qui se cachent sous le vernis de nos divertissements préférés.
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Que se passe-t-il lorsqu’après plus d’un an de harcèlement, de diffamation et d’ostracisation, ni les médias dits de gauche, ni les groupes féministes influents ne sortent de l’acharnement collectif contre deux femmes malmenées à des niveaux rarement vus en France ? Que se passe-t-il quand aucune voix reconnue (à tort ou à raison) comme de gauche ne s’élève pour demander à ce que cesse le harcèlement à l’encontre de deux femmes qui ont refusé de dire que les femmes avaient des pénis ?

Nous parlons ici, vous l’aurez sans doute compris, de Marguerite Stern et de Dora Moutot. Nous parlons d’une ex Femen, emprisonnée en Tunisie pour avoir défendu les droits des femmes, de l’initiatrice des collages contre les violences conjugales qui ont recouvert les rues de France et d’ailleurs, de la créatrice de podcasts contre la prostitution. Nous parlons aussi d’une seconde femme, celle qui avait le plus gros compte instagram autour de la sexualité féminine et qui fournissait ainsi une mine d’informations utiles et importantes pour nombre d’entre nous.
Nous parlons de deux femmes qui accordent désormais des interviews à des chaînes d’extrême droite, comme le Livre Noir ou Valeurs Actuelles sur Youtube. Deux femmes qui s’expriment dans des médias moins extrêmes mais tout aussi inquiétants pour les femmes, et pour d’autres groupes sociaux opprimés tels que les homosexuel·les et les personnes racisées, tels que le Figaro ou Boulevard Voltaire, à l’occasion de la sortie de leur livre Transmania, publié lui aussi, vous l’aurez deviné, par une maison d’édition d’extrême droite.
Nous parlons, en réalité, de l’échec de la gauche, un échec intellectuel et éthique inquiétant.
Nous parlons, en réalité, de l’échec de la gauche, un échec intellectuel et éthique inquiétant.
À gauche, la mort de la critique ?
Nous, ronces et racines indociles et joyeuses, nous réclamons des valeurs de la gauche. Nous préférons mettre en avant des valeurs plutôt qu’invoquer de creuses et vagues étiquettes ; nous sommes opposées à la destruction du vivant sous toutes ses formes par le capitalisme. Nous sommes contre la société de consommation et de production qui exploite le vivant, nos corps y compris, nous sommes du côté des classes pauvres et malmenées par l’ordre établi, de plus en plus autoritaire. Nous sommes anticléricales. Nous refusons de fermer les yeux sur les discriminations et violences institutionnelles à l’encontre des personnes non blanches, des personnes malades et/ou porteuses de handicap. Nous sommes contre la colonisation, contre les ordres patriarcaux et conservateurs qui empêchent les individu·es de s’épanouir et de fleurir. Nous sommes donc, de gauche.
Néanmoins, nous observons depuis quelques années désormais, de façon évidente, une certaine incapacité de « la gauche » à accepter les nuances et les divergences sur certains sujets complexes qui ne peuvent en réalité être tranchés de manière catégorique. Nous observons un recul du souci des droits des femmes au profit d’autres idéologies qui dissimulent tant bien que mal leur misogynie (on peut prendre pour exemple, du côté des médias Médiapart qui défend le « travail du sexe » ou diabolise les féministes qui critiquent l’idéologie transactiviste, mais aussi les difficultés de partis politiques comme le NPA ou la FI à maintenir une position abolitioniste vis-à-vis de la prostitution1).
« La gauche » semble se mettre au niveau d’une certaine droite en s’enfermant dans des pensées binaires et simplistes, violentes car excluantes. Car si nous critiquons ici « la gauche » pour cette incapacité à formuler ou à accepter la critique, ce travers autoritaire est tout aussi présent à droite, où l’adhésion idéologique ne peut que difficilement être contestée. La gauche suit depuis quelques années le même chemin, et si l’on en parle plus, c’est peut-être car des voix dissidentes et révoltées se font entendre, beaucoup plus qu’à droite. Malheureusement, la pureté militante a fait son œuvre. Tout propos qui pourrait être partagé avec la droite, même s’il repose essentiellement sur du bon sens, serait à proscrire ; il serait plus important de réagir en opposition à cette droite, par principe, que de réfléchir.
Face à ces dérives, de plus en plus de femmes se détournent de ce camp politique qui finit par les mépriser, par les violenter. La droite jubile, l’extrême droite salive. Voilà de quoi diversifier leurs rangs, voici quelques « feminist tokens » à instrumentaliser. Certaines femmes ne se méfient pas, ne discernent plus. Le piège s’est refermé.
À l’extrême droite, la mort du féminisme
Car il s’agit bien là d’un piège. Rappelons (le faut-il vraiment ?) que l’extrême droite est homophobe, misogyne, raciste, porteuse d’un nationalisme xénophobe et mortifère (et ne parlons même pas de leur rapport au vivant dans son ensemble). Il existe une violence réelle de l’extrême droite, comme le montrent très bien les « influenceurs » masculinistes qui s’y rattachent, les groupes d’agresseurs qui prédatent, par exemple à Lyon et dans d’autres villes où ils se sentent impunis. L’extrême droite n’est pas la droite, nous tenons aussi à le rappeler en ces temps où tout tend à flouter cette distinction ; y compris des discours simplistes de la gauche. Mais nous rappelons aussi, haut et fort, de toute la puissance de nos épines : l’extrême droite est incompatible avec le féminisme.
Alors ne soyons pas dupes ; si l’extrême droite s’empare de Marguerite Stern et de Dora Moutot, ce n’est pas par compassion à leur égard. C’est uniquement parce qu’elles apparaissent, à leurs yeux, comme la démonstration de la déroute du féminisme. Si ses membres s’emparent du sujet de l’idéologie transgenre, ce n’est pas pour protéger les enfants ou les femmes, mais pour contrer tout ce qui leur apparaît comme une déroute de la société et un affront à l’ordre établi, ordre patriarcal, hétéronormé, violent et oppressif.
Notre parole n’a rien à faire à l’extrême droite. Il n’est d’ailleurs pas nécessaire de se tourner vers l’extrême droite, ni même vers la droite, pour lire des critiques approfondies et sourcées du transactivisme. Helen Joyce2, Kathleen Stock3, Kajsa Ekis Ekman4 ont écrit des essais traduits et novateurs dans leur traitement du sujet. Julie Bindel5 et Antastesia6, féministes radicales, se sont exprimées à plusieurs reprises sur cette idéologie. En France existe aussi l’ouvrage Né(e)s dans la mauvaise société : Notes pour une critique féministe et socialiste du phénomène trans écrit par Audrey A. et Nicolas Casaux7, qui a fait le tour de la question bien avant Transmania. Le podcast Rebelles du genre8 offre la parole à des dizaines de femmes féministes qui choisissent de s’exprimer sur le sujet, le podcast Floraisons9 propose une critique éclairante du transhumanisme et le site RadCaen10 compte plusieurs articles très détaillés sur le sujet.
Il est regrettable que Marguerite Stern et Dora Moutot ne se soient pas rapprochées de ces groupes.
Il est regrettable que Marguerite Stern et Dora Moutot ne se soient pas rapprochées de ces groupes.
Dans le silence, la mort de la sororité
Reprenons au commencement : « Que se passe-t-il lorsque, après plus d’un an de harcèlement, de diffamation et d’ostracisation, ni les médias dits de gauche, ni les groupes féministes influents ne sortent de l’acharnement collectif autour de deux femmes malmenées à des niveaux rarement vus en France ? »
Marguerite Stern et Dora Moutot ont été les victimes d’un harcèlement d’ampleur presque inédite en France. Elles ont été désavouées, attaquées, diffamées et moquées par : des politiques, des groupes féministes, des individu·es anonymes en ligne ou dans des manifestations physiques, des marques (perdant ainsi des opportunité professionnelles), des écrivaines et des penseuses féministes, des influenceurs transactivistes… la liste pourrait continuer. Ce harcèlement très lourd a évidemment causé des problèmes de santé chez ces deux femmes, au point que Marguerite Stern a dû être hospitalisée.
Nous n’avons pas su, collectivement, les soutenir. Se passa donc ce qui devait se passer : face à cet effrayant visage de « la gauche », celui de l’extrême droite ne semblait plus si affreux. Il l’est pourtant.
Ce qui devrait actuellement nous horrifier n’est peut-être pas tant que deux femmes soient tombées dans ce piège, mais bien que le visage de la gauche est lui aussi devenu monstrueux.
Notre position est donc la suivante : nous condamnons avec la plus grande fermeté et sans la moindre ambiguïté tout propos raciste (admettre comme envisageable l’hypothèse que les hommes africains soient génétiquement plus violents11), tout propos colonialiste (défendre le sionisme12), toute exploitation des corps (avoir recours à de la prostitution en Thaïlande sous couvert de massage13), toute malhonnêteté intellectuelle (utiliser sans leur accord les témoignages de femmes) et tout rapprochement avec l’extrême droite. Nous condamnons aussi le harcèlement, la diffamation, la misogynie à paillettes exercée contre les femmes qui refusent de prétendre qu’être une femme est un ressenti.
Nous aurions voulu voir se dresser un épais et éblouissant bouclier de ronces entre cette misogynie crasse et toutes les femmes victimes du patriarcat, bouclier d’où auraient jailli les fleurs et les fruits de la sororité.
Dans la ronceraie, la vie
Nous aussi sommes déçues de la « gauche » comme des « communautés féministes ». C’est pourquoi nous avons décidé de créer cet espace d’expression et de réflexion, que nous avons choisi d’ouvrir à toutes les femmes qui voudraient prendre la parole. Nous voulons tenir une ligne simple mais qui se fait de plus en plus rare : énoncer nos désaccords idéologiques tout en maintenant une sororité et une bienveillance, autant que faire se peut.
Il nous apparaît plus que jamais primordial de créer et de fortifier de véritables communautés et médias féministes, qui le seraient aussi bien dans leur contenu que dans leur fonctionnement. En acceptant les divergences d’opinion sans sacrifier un bien commun, en permettant aux femmes de s’exprimer, d’affiner leur pensée, de partager l’évolution de leurs idées… en renonçant catégoriquement aux méthodes d’intimidation, de harcèlement et d’exclusion violente. Les violences physiques, verbales, psychologiques, symboliques n’ont pas leur place au sein du féminisme, et encore moins à l’encontre des femmes, qui rappelons-le, sont le sujet principal du féminisme. Espérons que la « gauche » sorte de la torpeur d’une idéologie unique (dictée par qui ?) et se souvienne de cela.
Nous aussi avons évolué, changé d’avis et avons commis des erreurs de jugement. La ronceraie est toujours ouverte à celles qui auraient un instant oublié, pour qui et pour quoi elles se battaient. Car voir des femmes se tourner vers l’extrême droite n’est jamais une victoire, nous souhaitons que reste possible le dialogue. Faire son auto-critique n’est guère évident, mais le faire honore celle ou celui qui s’y attelle. S’excuser n’est pas facile, mais est parfois nécessaire. Et les excuses sont peut-être, au même titre que l’indocilité, parmi les beaux et doux fruits de la résistance féministe.
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Je vous préviens d’emblée : dans ce texte, il y aura beaucoup de guillemets, car on va parler de vocabulaire, de sens et de connotation des mots. Je refuse de prendre pour neutres et factuels les termes émanant du système prostitutionnel pour se décrire lui-même, qu’ils s’inscrivent dans un décorum de velours chez les hommes de droite, ou à paillettes chez les féministes libérales. Je vais essayer de décortiquer ces enveloppes théoriques que sont les mots de la prostitution, afin de comprendre quels concepts ils désignent réellement, et quelles connotations ils apportent avec eux.

Étymologie : revenir à la racine du mot
Le mot prostitution vient du verbe latin prostituo, qui signifie « mettre en avant, exposer, mettre en vente ». Il y a déjà dans cette étymologie deux éléments constitutifs de la prostitution : l’objectification d’une personne, présentée et vendue comme un vulgaire objet, et le rôle du prostitueur (j’appelle ainsi le « client »), indissociable du phénomène de la prostitution. Sans spectateur, pas de monstration, sans public, pas d’exposition, sans acheteur, pas de vente. Bref, sans prostitueur, pas de prostitution. De la même racine latine on obtient les deux autres rôles principaux qui participent au phénomène : celui du prostitutor (le prostitueur-patron, le proxénète) et celui de la prostituta (la femme que l’on prostitue, et qui est donc désignée par le rôle passif qu’on lui attribue, marqué par le participe passé : elle est prostituée, elle n’est pas prostituante).
De ce mot latin dérive le nom de « prostitution » que l’on emploie aujourd’hui dans l’immense majorité des langues et dialectes européens1, pour désigner le phénomène social qui consiste en l’exploitation sexuelle marchande2 des femmes par les hommes3.
Ainsi l’on voit que, dès le départ, lorsque le mot fut posé sur le phénomène, l’on savait de quoi il en retournait quant à cette « activité ». Mais, évidemment, les oppresseurs évitent autant que possible de nommer correctement l’oppression qu’ils exercent. Pour faire accepter l’iniquité de la situation dont ils sont responsables, ils vont toujours faire montre d’une fâcheuse tendance à changer le vocabulaire, à euphémiser le champ lexical qui sert à décrire leur position d’oppresseurs.
L’euphémisation du phénomène
Au cours des siècles, le système d’exploitation prostitutionnel fut enrobé de tout un tas de qualificatifs visant à le présenter comme inoffensif, normal, voire positif. Qui n’a jamais entendu que c’était le « le plus vieux métier du monde » ? L’expression fut forgée par un homme – occidental, et impérialiste, par ailleurs –, Rudyard Kipling, dans une Angleterre du XIXe siècle pourtant reconnue pour son puritanisme. Qui n’a jamais lu dans un quelconque reportage que les prostituées « font le trottoir » (non, elles ne se contentent pas de marcher en ville, la métonymie a bon dos…), que « les filles vendent leurs charmes4 » (se faire étrangler en étant sodomisée, c’est « vendre ses charmes », ok)… Même la définition du wiktionnaire (le dictionnaire de Wikipédia), censée être objective donc, décrit l’expression « aller aux putes » par un bel euphémisme : « Partir s’adonner, comme client, aux amours vénales ». C’est joli, c’est exotique, ça évite de parler de viol.
Il ne s’agit là que d’expressions françaises, mais on retrouve de telles variations dans la plupart des langues. En réalité, les chantres de la prostitution savent très bien de quoi ils parlent : ainsi, Alexandre Parent du Châtelet, l’un des principaux promoteurs du modèle réglementariste5 de la prostitution, dans la France de la Restauration, nommait la prostitution « égout séminal6 » – comme tous les réglementaristes, il la considérait comme un « mal nécessaire ».
Outre les expressions langagières, de nombreux auteurs mâles se sont épanchés sur la question de la prostitution, montrant toujours le même mépris pour les femmes en général, et pour les prostituées en particulier. Le sujet de la prostituée en littérature et dans « le monde intellectuel » (c’est-à-dire, généralement, celui des hommes) mériterait sûrement quelques thèses de doctorats. Je me contenterai de citer un exemple significatif de ce mépris toujours d’actualité : « Les femmes tombent parfois dans la prostitution parce que c’est plus facile de transformer son corps en marchandise que son cerveau en un instrument de réflexion », nous explique Alain Mabanckou, auteur contemporain franco-congolais. Bien sûr. Ce n’est pas la faute des prostitueurs-consommateurs, des proxénètes, de la société qui précarise les femmes : non, c’est qu’elles sont trop bêtes pour réfléchir et sortir de leur misère par d’autres moyens.
Les noms de lieux de la prostitution
C’est la même chose en ce qui concerne les lieux de la prostitution, des endroits prévus pour le viol industriel de femmes, à longueur de nuits et de journées. « Maison close », « bordel », « maison de passe », « boxon », « garçonnière », « maison de tolérance » évoquent de façon somme toute glamour et insolente les aventures des artistes et intellectuels des XIXe et XXe siècles. Des lieux de velours, de stupre et de fumée racontés en long en large et en travers dans la littérature occidentale puis plus tard dans les productions cinématographiques. Aujourd’hui, l’usage sordide des locaux reste le même, mais les appellations ont évolué – enfin, ça reste d’incroyables euphémismes. Le décorum « olé olé », « grivois », « polisson », « sulfureux » a muté en un champ lexical aride, presque administratif, se voulant neutre : les bordels se présentent aujourd’hui sous les noms de « salons de massages érotiques », « clubs de divertissement pour adultes », « services de rencontres7 »…
Pourtant, ces lieux sont bien des usines à viol. C’est-à-dire des lieux de production où entre la matière première, les femmes, et desquels il ressort un produit acquis par le « client », le viol, le tout à grande échelle (les bordels fonctionnent sur de très larges plages horaires, parfois sans interruption). Il n’y a rien de glamour ou cool là-dedans, c’est une réalité sordide.
La désignation des femmes en situation de prostitution
Nous en arrivons à l’élément central du vocabulaire de la prostitution : la désignation des femmes concernées. Si l’oppresseur évite de nommer l’oppression, il ne se gêne pas, en revanche, pour se servir du langage comme d’un outil même de cette oppression. Dénigrer la personne opprimée fait toujours partie de la situation inégalitaire : il faut convaincre par les mots que celle-ci mérite son oppression, qu’elle est un sous-humain (c’est-à-dire, en régime patriarcal, un sous-homme), qu’elle est inférieure par essence à l’oppresseur. Il en va ainsi du racisme, du sexisme, de l’homophobie, etc.
Mépriser les femmes et mépriser les prostituées, un même principe
Les femmes en situation de prostitution, donc, furent longtemps désignées par des termes particulièrement dégradants, tels que « pute », « putain » ou « salope ». Mais, me direz-vous, pourquoi diable dénigrer les femmes du fait d’une position subalterne où elles ont été mises par les hommes eux-mêmes, directement ou à travers la société dont ils tiennent les rênes ? Eh bien, les prostituées étaient méprisées simplement car elles étaient des femmes, et qu’elles avaient des relations sexuelles avec plusieurs hommes différents, hors mariage. Les femmes non prostituées à qui il pouvait arriver de se retrouver dans une situation semblable si l’on ne retient que ces critères, c’est-à-dire coucher avec plusieurs hommes, tromper leur mari ou avoir des relations extra-conjugales, étaient dénigrées de la même manière que les prostituées. Ainsi, il me semble que ce n’est pas tant la vente d’actes sexuels, le fait de demander rémunération pour ça, que la pratique du sexe en lui-même qui était (et continue d’être) jugée déshonorante pour les femmes. C’est ce qu’on nomme aujourd’hui « slut shaming », et ce contre quoi les féministes se battent à juste titre. Une femme doit pouvoir donner libre cours à sa sexualité sans subir un quelconque jugement de la société (évidemment, dans la mesure où la dignité de chacun·e est respectée).
Ce n’est d’ailleurs pas pour rien que les femmes qui assument une sexualité riche, enjouée, qui n’ont pas honte de multiplier les partenaires, ou simplement de parler de leur désir sexuel et de sa satisfaction, se font encore et toujours traiter de « putes ». Ou de son terme jumeau « salope », qui est presque plus dénigrant encore : car dans la bouche poisseuse des hommes qui l’émettent, l’insulte de « salope » sous-entend que cette conne de pute n’est même pas foutue de se faire de la thune sur son intérêt pour le sexe. Un discours que l’on retrouve aussi chez certaines femmes prostituées qui défendent la prostitution d’ailleurs, mécontentes des femmes qui « baisent gratuitement » car ça fait baisser la demande pour leurs « services8 »… De ce fait, l’argument des « pro-sexe9 », selon lequel changer le vocabulaire de la prostitution permettrait de « déstigmatiser » les femmes en situation de prostitution, semble tout sauf convaincant.
Euphémiser le phénomène, ici encore
Mais, en parallèle, il s’agit quand même toujours de faire semblant que la prostitution est un phénomène normal et sain pour la société. Une multitude de mots a donc été créée pour atténuer la connotation « immorale » du terme « prostituée ». Ces noms-là ont tantôt à voir avec la femellité des concernées, tantôt avec une partie connexe de l’activité, tantôt avec la catégorie sociale des femmes en situation de prostitution.
Eh oui, naître en étant de sexe féminin suffit bien souvent à ce que les hommes nous considèrent comme des putes – mais ils préféreront le mot « filles » à « femmes », ce dernier étant réservé aux épouses bien rangées dans les sociétés sexistes hétéronormées. Ainsi, le simple qualificatif de « fille » sert souvent à désigner les prostituées, dans la langue française, avec ses variations « fille de joie », « fille facile », « fille de mauvaise vie », « fille de petite vertu » (notez comme les équivalents masculins brillent par leur absence), etc. Dans la deuxième catégorie, décrivant les prostituées par un pan de leur activité, on trouve « ambulante », « péripatéticienne » (du grec peripatein, « se promener »), « agenouillée », « marcheuse », « retapeuse », « tapineuse », « nuiteuse », « cabrioleuse », « grande horizontale », enfin bref, la liste est presque infinie. Enfin, pour classer les femmes prostituées selon leur statut social, ce qui se faisait notamment au XIXe siècle, on les distinguait par leur appellation même : les plus fortunées étaient les « demi-mondaines » (selon Alexandre Dumas fils, pour qui, en gros, la demi-mondaine commence là où l’épouse pleinement mondaine et « respectable » finit). Elles étaient suivies, dans la hiérarchie sociale, par les cocottes et les cocodettes. Tout en bas de la hiérarchie, méprisées au plus haut point, se trouvaient celles qui n’avaient pas de logement et traînaient en haillons dans les rues, les « gotons » (du prénom Margot, pour souligner l’origine paysanne, populaire ou vulgaire, de ces femmes).
Termes rabaissants et appellations normalisantes visent ainsi souvent à expliquer la condition des « putes » par le simple fait qu’elles sont des femmes, ou symétriquement de ramener leur condition de femme à un équivalent de « pute ». Théophile Gautier, « grand » poète français du XIXe siècle, ne déclarait-il pas que « la prostitution, c’est l’état ordinaire de la femme » ? Les deux catégories de noms s’emploient en fonction d’objectifs différents. Sans grande surprise, c’est dans le porno et dans les commentaires des clients que l’euphémisation, prévue pour la sphère publique (celle où l’on débat, où l’on passe des lois) se dissout pour laisser place aux termes les plus cru(el)s.
« Sex work is work », ou comment le patriarcat s’adapte à son époque
Aujourd’hui, on observe une dichotomie dans les termes employés pour désigner les prostituées : d’un côté, les prostitueurs et/ou les moralisateurs misogynes continuent de les qualifier de « putes ». C’est le nom qu’on retrouve le plus sur les forums des clients, très souvent accompagné de qualificatifs racistes, sexistes, classistes et autres. Ici encore, les consommateurs-violeurs savent de qui, de quoi ils parlent. De l’autre, un discours se développe depuis quelques décennies, qui tente de normaliser la prostitution autour notamment du concept de « travail du sexe », abrégé en « TDS ». Pour cela, il faut se débarrasser du folklore que le phénomène charrie avec lui, il faut rendre le champ lexical neutre, plat, insipide, bref, drapé dans une prétendue objectivité, loin de toute considération morale.
Chez les proxénètes-exploiteurs, les femmes en situation de prostitution sont aujourd’hui renommées « escorte », « escort girl », « call girl », « sugar baby »… Notez comme le franglais fait irruption dans le domaine, puisque les pratiques de consommation du corps des femmes s’internationalisent. Notez aussi comme on ne les nomme pas « femmes », ce qu’elles sont pourtant, mais, comme dans les anciennes désignations communes, « girls », « filles » (enfants, donc) voire « bébés ». Cela dénote une volonté littérale d’infantilisation, tant pour rabaisser ces femmes que parce que cela s’inscrit dans la culture pédocriminelle.
Et puis, récemment, dans une optique encore plus ostensiblement normalisatrice, sont apparus les termes « professionnelles » et « travailleuses du sexe ». L’expression « travail du sexe » a été forgée en anglais en 1978, par une femme prostituée pro-sexe, Carol Leigh. Peut-être est-il utile de préciser que Carol Leigh était étatsunienne, blanche, blonde, possédait les papiers du pays dans lequel elle vivait. Bref, c’était une prostituée privilégiée10, dont les conditions d’exercice n’avaient rien à voir avec l’écrasante majorité des « concernées11 » dans le monde. Depuis, l’expression a été récupérée et traduite dans la plupart des régions du monde. Pour les promoteurs de la prostitution, elle permet de neutraliser toute connotation négative encore liée à ce phénomène social, et est considérée comme « empowering » (empouvoirante).
Avec l’expression « travail du sexe », la personne prostituée semble valorisée : elle n’est plus passive mais active, elle est avant tout une « travailleuse » ; dans quoi, dans le domaine « du sexe ». Évidemment, en tant que féministes, nous soutenons les prostituées (aussi étrange que cela puisse paraître aux « pro-sexe », c’est parce que nous les écoutons et les soutenons que nous nous battons pour l’abolition du système qui permet leur exploitation), et nous sommes opposées à leur stigmatisation puritaine. Mais pour nous, la question n’est pas là. D’abord, le viol est-il du sexe ? Le viol, c’est une relation sexuelle imposée à quelqu’un par contrainte, force ou surprise. Il implique effectivement un rapport sexuel, mais de nombreux travaux féministes se sont évertués à montrer qu’il s’agit avant tout de violence, de domination12. Or dans la prostitution, il y a contrainte financière : le « client » donc viole la prostituée, qui n’aurait pas couché avec lui sans l’argent en jeu.
« Travail du sexe », c’est vrai que ça correspond plus à l’époque. Plus encore qu’au XIXe siècle, aujourd’hui tout doit pouvoir être marchandé, vendu, acheté. La prostitution « travail du sexe », c’est l’ubérisation dans le domaine du corps, de l’intimité, du consentement. Chaque partie de son corps, et chaque activité dans laquelle on s’implique, doit pouvoir être rentabilisée à travers une forme d’auto-exploitation. Dans le domaine du sexe marchandisé, la « travailleuse » est (soi-disant, puisque c’est lorsqu’elle n’est pas sous l’emprise d’un proxénète) sa propre « patronne », et le « client », en quelques clics sur un site ou une app, commande son plateau-repas sexuel.
La pénétration violente de son vagin par un inconnu ou l’humiliation physique et verbale par un pervers, pourquoi ça serait pas un job comme un autre, au même titre que la vente boulangère ? Il faut normaliser ce phénomène, puisque c’est ce que les hommes demandent. Évidemment, si la prostitution est un job, celui qui y fait appel est un simple « client ». Qu’il achète un pantalon ou du sexe non consenti, le même terme doit pouvoir s’appliquer, selon les libéraux.
Le « client », le cœur du problème : sans prostitueur, pas de prostitution
Pour les « pro-sexe », qui défendent l’industrie du viol rémunéré, il ne faudrait surtout pas « shamer » (humilier, faire honte à) l’exploitant – le proxénète, mais surtout le « client », n’est-ce pas ! Car lui faire porter la honte qu’il mérite, c’est remettre en cause le système prostitutionnel même, et ça, c’est mal. C’est vrai que c’est hyper engagé, de ne pas dénoncer les pervers dégueulasses qui trouvent ça normal de payer pour violer, de refuser qu’on utilise des mots un peu méchants pour les désigner. Il faudrait pas froisser leurs petits ressentis de connards.
C’est bien au « client », au consommateur de viols achetés, et au proxénète, bref, aux hommes, que profite cette « déstigmatisation ». La réalité, c’est que ce sont tous les exploiteurs qui gravitent autour de la prostitution qui en bénéficient, bien avant les quelques prostituées privilégiées qui trouvent parfois leur compte dans la normalisation du phénomène. Et cela, en tant que féministes, nous le refusons. Le client-prostitueur et le proxénète devraient mourir de honte, si on mesure leurs actes à l’aune des valeurs qui nous servent de compas moral pour juger de l’ensemble de la société : dignité humaine, décence, respect, égalité, sororité/fraternité, etc.
En guise de conclusion
Alors, comment parler au mieux de la prostitution ? Eh bien, l’activité peut garder son nom, dont l’étymologie, nous l’avons vu, correspond toujours au phénomène actuel. Rappelons que la prostitution, c’est la conséquence d’une société inégalitaire et injuste : des femmes se retrouvent dans une situation si précaire, financièrement, économiquement, socialement, politiquement, qu’elles doivent vendre leur consentement pour survivre13. C’est-à-dire céder contre rémunération l’accès à leur intimité, à leurs organes sexuels ou sexualisés, à l’extériorité et à l’intériorité de leur corps. Bref, la prostitution c’est du viol rémunéré. Pour évoquer l’aspect systémique de la chose, on peut parler de système d’exploitation prostitutionnel.
Les concernées peuvent être désignées par « femmes en situation de prostitution » ou « femmes prostituées », car la prostitution ne définit ni leur personnalité, ni leur état permanent, ni une activité normale. Les concernés « clients » et proxénètes doivent être désignés par ce qu’ils sont : des prostitueurs, des violeurs par contrainte économique, des exploiteurs sexuels, parfois même des esclavagistes. Et pour les lieux autorisés dans certains pays, je propose « usine à viol », pour évacuer définitivement le folklore positif qui leur est encore attaché.

Les mots sont importants. Nous devons pouvoir dire les choses telles qu’elles sont, car bien nommer c’est déjà agir dans la bonne direction. Si nous enrobons nos oppressions d’un coulis gluant d’euphémismes, on n’en tirera rien, on permettra seulement aux hommes de s’en délecter plus avant. Ne nous laissons pas déposséder des mots de nos combats ; refusons de nous taire sur la réalité que le patriarcat nous impose.

Ilya

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Nous vivons à une époque étrange et déprimante où il est considéré comme tout à fait normal que des féministes défendent le « droit » à la prostitution. Elles soutiennent que la prostitution peut être un travail comme un autre – rebaptisé « travail du sexe » – et réclament sa légalisation ou sa totale décriminalisation. Les féministes qui luttent pour mettre fin à la prostitution se retrouvent donc à devoir justifier ce qui devrait pourtant être une évidence.

J’ai du mal à comprendre comment on peut se revendiquer féministe et défendre le droit des hommes à payer pour obtenir des rapports sexuels avec des personnes (généralement des filles et des jeunes femmes) qui ne les désirent pas. Pire encore, des femmes qui n’ont pas le choix que d’avoir des rapports sexuels avec eux.
On peut toujours avoir des débats interminables sur « Est-ce que la prostitution est toujours du viol ? » mais on ne peut pas nier, sauf hypocrisie absolue, que l’immense majorité des personnes prostituées ne le sont pas par choix. Quand elles ne sont pas contraintes par un tiers (traite d’être humain, proxénétisme), elles y sont forcées par leurs circonstances socio-économiques (pauvreté, précarité, migration, impossibilité d’exercer une profession légale, etc.)1. Ainsi la prostitution est au mieux une stratégie de survie, au pire, de l’esclavage sexuel. Les prostitueurs2 ne l’ignorent pas le plus souvent. Le fait est qu’ils se contrefichent profondément des raisons pour lesquelles une personne se retrouve dans cette situation, et encore plus de son désir et de son plaisir. Une illusion de consentement suffira à l’immense majorité d’entre eux pour garder leur conscience tranquille et cette illusion est créée par le fait qu’ils payent. Après tout, puisqu’elle (ou son proxénète) prend l’argent, elle est consentante. Et si la personne prostituée ne montre aucun plaisir, voire de l’inconfort, de la douleur, du dégoût, c’est qu’elle fait mal son travail, elle ne fait même pas l’effort de prétendre « aimer ça ». D’autres ne recherchent pas cette illusion de consentement, prennent du plaisir à humilier et détruire, et la prostitution leur permet de violer en tout impunité. Et c’est ça que nous devrions défendre ?
« Dans la prostitution, c’est le corps d’une femme, et l’accès sexuel à ce corps qui fait l’objet du contrat. Que des corps soient vendus sur le marché en tant que corps évoque très fortement l’esclavage. »
Carole Pateman, politologue
Une des luttes majeures du féminisme, c’est la lutte contre les violences sexuelles sous toutes ses formes, du harcèlement au viol, et en toutes circonstances. Peu importe que ces violences soient culturellement acceptées, qu’elles aient lieu dans le cadre de la famille (inceste) ou du couple, qu’elles soient exceptionnelles ou systématiques, qu’elles soient rémunérées ou pas, nous voulons y mettre fin.
Nous voulons aussi que les femmes puissent enfin avoir une sexualité qui ne découle que de leur propre désir. Qu’elles n’aient pas de rapports sexuels parce qu’on leur a appris à se soumettre aux désirs des hommes, parce qu’ils ont des besoins, n’est-ce pas, que c’est notre rôle de femmes que de les satisfaire, qu’ils iront voir ailleurs si on ne leur donne pas ce qu’ils veulent ou qu’ils feront usage de harcèlement ou de violence si on ose les frustrer. Nous ne voulons pas d’une sexualité de survie, d’une sexualité monnayable, qui se négocie et s’achète, comme si notre intimité était un simple bien de consommation. Nous voulons une sexualité qui n’existe que par désir mutuel, par pure recherche partagée du plaisir.
Les deux options proposées par les personnes qui défendent la prostitution sont la légalisation ou la décriminalisation.
Soyons claires, légaliser la prostitution, en faire un « travail comme un autre », c’est légaliser le viol. Quand nous signons un contrat de travail, nous nous engageons à effectuer certains actes, à être présentes à certains endroits pendant certaines heures, que nous le voulions ou non. Dans un pays où la prostitution est légale, une femme qui signe un contrat de prostitution ne pourra pas refuser d’effectuer son « travail » sous peine d’être sanctionnée (licenciement, perte de revenus, ou autre), comme pour tout autre travail. Autrement dit, elle n’aura pas le droit légal de refuser d’avoir des rapports sexuels dans le cadre de son travail si elle est employée. Si elle est indépendante, elle aura un peu plus de liberté, mais y sera néanmoins contrainte pour gagner sa vie. Si avoir des rapports sexuels par obligation n’est pas dommageable pour les femmes, pourquoi lutter contre le « devoir conjugal » ? Les femmes pourraient bien se forcer un peu de temps en temps, pour faire plaisir à leur conjoint, si cela ne leur porte pas préjudice.
Quand j’imagine une société où un homme peut faire un procès à une femme parce qu’elle a refusé de coucher avec lui, je vois une dystopie misogyne, pas une utopie féministe.
La décriminalisation ne cherche pas à faire de la prostitution une profession comme une autre mais à retirer toutes sanctions légales contre les personnes prostituées (si ce n’est pas déjà le cas) et contre les prostitueurs. Le proxénétisme est aussi en partie ou totalement décriminalisé. Pas de règles, pas de lois, et les personnes prostituées pourront s’organiser librement afin d’améliorer leurs « conditions de travail », nous dit-on.
Je rappelle que la plupart des personnes prostituées le sont parce qu’elles n’ont pas de meilleures alternatives ou pas d’alternative du tout. Elles ne peuvent pas ou difficilement s’organiser pour se protéger et revendiquer des droits, et quand elles le peuvent, elles le font déjà3. Je rappelle aussi que la plupart des prostitueurs et proxénètes n’ont pas intérêt à laisser les personnes en situation de prostitution s’organiser et ont bien plus de moyens qu’elles. Qui sera le plus capable de s’organiser afin de bénéficier d’un système où la prostitution est décriminalisée ? Qui pourra imposer ses conditions à qui ?
Parfois, ces deux « solutions » sont présentées comme un mal nécessaire, permettant de protéger les personnes prostituées et de lutter contre la traite d’êtres humains à des fins d’exploitations sexuelles. Nous avons aujourd’hui le recul permettant de se rendre compte que cela ne fonctionne pas. Et dans le cas de la légalisation, nous avons toutes les preuves que, au contraire, cela empire la situation pour les personnes prostituées et augmente le nombre de victimes de traite4.
« Le droit des hommes au plaisir sexuel selon leurs propres termes est un droit naturel, fondamental. Le coût pour la santé ou le bien-être de la personne prostituée ne compte pas. La liberté, ce mot sacré, n’a de valeur que lorsqu’elle est utilisée en référence au désir masculin. Pour les femmes, la liberté signifie seulement que les hommes sont libres de les utiliser. »
Andrea Dworkin, féministe
Il y a une autre solution : celle qui prend en compte le fait que la sexualité n’est pas une chose comme une autre et ne peut être un service. Être forcée à un rapport sexuel, ce n’est pas comme être forcée à faire le ménage ou à ramasser des tomates dans un champ. C’est bien pour ça que le viol constitue un crime à part, et que les violences sexuelles sont distinctes des violences physiques. Nous le savons, tout comme nous savons que montrer notre sexe à un·e gynécologue n’est pas la même chose que de montrer nos pieds à un·e podologue, que faire à manger pour nos colocataires n’est pas la même chose que de leur faire une pipe, que se servir de nos mains pour monter un meuble n’est pas comparable à se servir de nos mains pour faire jouir une autre personne. Il n’y a que dans les prétendus discours intellectuels hors-sol que de fausses équivalences peuvent être faites entre toutes ces choses.
Cette solution est appelée abolitionniste ou modèle nordique. Les lois proposées, visant à l’abolition de la prostitution, ont deux volets : la criminalisation de l’achat de rapports sexuels et du proxénétisme (sans criminaliser les personnes en situation de prostitution) et la création de parcours de sortie pour les personnes prostituées (aides financières, formations, droits de séjour pour les personnes migrantes, entre autres dispositions). Ces parcours de sortie sont essentiels car c’est eux qui permettent aux femmes de quitter la prostitution, pas la criminalisation des prostitueurs.
Ces lois sont justes, féministes et répondent à la première demande des personnes en situation de prostitution. On nous répète qu’il faut écouter les personnes « concernées », eh bien écoutons-les. Leur première demande, de façon écrasante, partout dans le monde, est ceci : sortir de la prostitution5.
Faustine.
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Affiche représentant des femmes, des enfants et des soldats en soutien à la Palestine.

Les femmes subissent la colonisation d’une manière différente des hommes. Tout comme eux, leur temps et leur énergie sont exploités au profit du colon ; mais elles portent une charge supplémentaire, celle de l’exploitation de leur propre corps. Il peut s’agir de tirer profit de leur fertilité, en les considérant comme des mères porteuses ou de simples reproductrices, ou au contraire de leur voler leur possibilité d’enfanter en les contraignant à avorter ou en les stérilisant de force, comme l’État français le fit à la Réunion au début des années 1970. Il peut s’agir d’une objectification de leur réalité matérielle, dans un souci esthétique orientaliste, niant leur humanité même en les rabaissant au rang de choses (présentation des femmes uniquement en tant que corps, monstration de leurs particularités jugées « exotiques », comme lors des expositions coloniales en Europe). Enfin et surtout, il s’agit toujours d’une exploitation sexuelle des femmes colonisées par les hommes colons, qui vient bien souvent s’ajouter aux viols de guerre déjà commis dans le cadre des conquêtes territoriales. Cela ne s’arrête pas avec la fin de la colonisation, puisque les dynamiques oppressives fondées sur le sexe sont perpétuées longtemps après la libération des pays colonisés. Ainsi en est-il du tourisme sexuel, effectué très majoritairement par des hommes occidentaux se rendant dans des pays anciennement colonisés, ou de la gestation pour autrui.

La colonisation perpétrée par Israël en Palestine n’est pas en reste : c’est donc de la situation des femmes palestiniennes que nous souhaitons parler aujourd’hui. Précisons peut-être que la colonisation israélienne est sordide à tous points de vue, et s’impose autant aux femmes qu’aux enfants et aux hommes. Nous apportons notre soutien, notre admiration et notre reconnaissance à l’ensemble de la population palestinienne, colonisée par Israël depuis soixante-quinze ans, et dont la nouvelle année commence dans le sang versé à cause du même État génocidaire. Néanmoins, en tant que femmes, la compassion que nous ressentons envers nos consœurs palestiniennes est plus profonde encore, nous compatissons avec elles en tant qu’appartenant à une même classe sociale, la classe des femmes, dont nous recherchons la libération totale.

Où sont les voix féministes qui s’élèvent pour la Palestine ?

D’abord révoltées contre les rumeurs de viols et tortures supposément1 commis contre des femmes israéliennes au cours de l’offensive du Hamas, nombre de féministes occidentales2 se sont empressées de se positionner dans la guerre coloniale actuelle en tant que « défenseuses des femmes ». Des femmes des deux « camps », et des femmes uniquement. Pas un mot pour les hommes et les enfants gazaouis, pas un mot pour la souffrance particulière des femmes palestiniennes, colonisées depuis des décennies et maintenant massacrées. Par le traitement biaisé de l’information (ici, féministe) leur sort était rendu comparable à celui de femmes colons, mortes dans une attaque militaire, dont une partie a été assassinée par l’armée israélienne elle-même3. Et lorsque les mensonges médiatiques ont été dédits, les propagatrices des mensonges se sont empressées de se taire. On n’en attend pas moins des grands médias, qui traitent le sujet de l’oppression palestinienne de façon médiocre, raciste et indécente depuis des décennies. Mais des féministes ? Ne peut-on pas attendre de femmes qui se battent supposément pour la justice un discours sérieux, juste, intègre ?
Une question d’importance plane au-dessus de cette constatation : tant qu’il ne s’agissait pas de dénoncer de supposés actes barbares d’hommes arabes, une grande partie des féministes occidentales parlait bien peu de la Palestine et d’Israël. Or, si notre solidarité de classe dépasse réellement les frontières, si nous souhaitons la libération de toutes les femmes, si nous nous battons réellement pour la justice et contre la destruction du monde par les hommes, il est essentiel que nous évoquions le sort des femmes colonisées.

“In Solidarity With Palestine”, Burhan Karkoutly, 1978

Une question d’importance plane au-dessus de cette constatation : tant qu’il ne s’agissait pas de dénoncer de supposés actes barbares d’hommes arabes, une grande partie des féministes occidentales parlait bien peu de la Palestine et d’Israël. Or, si notre solidarité de classe dépasse réellement les frontières, si nous souhaitons la libération de toutes les femmes, si nous nous battons réellement pour la justice et contre la destruction du monde par les hommes, il est essentiel que nous évoquions le sort des femmes colonisées.
Affiche représentant des femmes, des enfants et des soldats en soutien à la Palestine.

“In Solidarity With Palestine”, Burhan Karkoutly, 1978

La résistance des femmes palestiniennes

Tout comme leurs compatriotes masculins, les femmes palestiniennes ont été dominées au cours des siècles par différentes puissances étrangères. Les Ottomans, les Britanniques, puis les Israéliens ont construit des États dans lesquels, aujourd’hui encore, elles ne sont pas libres. En réponse, les Palestiniennes ont pris une part active à la résistance face à l’oppresseur, la lutte pour leurs droits en tant que femmes étant profondément liée à la lutte de libération palestinienne – lutte nationaliste qui, parfois, prend le pas sur la lutte féministe, face à la nécessité fondamentale de lutte pour la survie d’un peuple.
Dès le XIXe siècle, des Palestiniennes manifestent aux côtés des hommes contre les premières colonies juives, qui déjà s’imposent au détriment des populations locales. En 1917, elles protestent contre la déclaration Balfour, qui officialise le soutien anglais à l’établissement d’un foyer national juif en Palestine, et appellent à ce que cesse l’immigration sioniste. Au cours des années 1920, elles se réunissent dans des associations qu’on pourrait, anachroniquement, qualifier de féministes. Les femmes, musulmanes et chrétiennes, impliquées dans ces mouvements sont généralement privilégiées : habitant les villes, elles ont accès à l’éducation et à des emplois salariés. Elles s’opposent au projet sioniste et rejoignent la lutte nationaliste qui se confronte à la domination anglaise4. Leur mode d’action est d’abord éducatif et caritatif : elles écrivent et informent au sujet des luttes des femmes, du combat national palestinien, de la discrimination raciste dans l’administration du mandat britannique, de la condition paysanne, et des prisonniers politiques. Puis leur combat se radicalise, certaines Palestiniennes acquièrent des armes et nouent des liens avec leurs sœurs des pays voisins de culture arabe (Égypte, Liban, Irak, Syrie).
En 1948, les sionistes imposent la création de l’État d’Israël, forçant les Palestinien·nes à l’exode ou à la concentration sur les morceaux de leur territoire que les colons avaient bien voulu leur laisser. Après cet épisode dramatique, la Nakba, la société palestinienne est bouleversée, la place sociale des femmes est reconfigurée. Chacun·e craint pour sa propre survie. Le mouvement des femmes s’emploie, dans les décennies suivantes, à soutenir les familles de personnes déplacées, à créer des orphelinats et des hôpitaux. Les femmes palestiniennes en exil s’investissent dans des partis politiques clandestins. En 1964, après la création de l’Organisation de Libération Palestinienne, une section consacrée à la lutte des femmes est établie. Mais, comme ailleurs, les femmes impliquées dans de grandes structures politiques restent bien souvent cantonnées à des secteurs considérés « féminins », comme le soin ou les services sociaux. Sur les zones de combat, elles jouent le rôle d’infirmières ou de cuisinières.
Puis vient l’épisode de 1967 et la guerre de Six Jours, après laquelle Israël contrôle Gaza et la Cisjordanie. Désormais, presque tous les aspects de la vie des Palestinien·nes sont contrôlés par le colonisateur, et les femmes subissent une pluie d’oppressions multiples, à la croisée des inégalités de sexe, de race et de classe sociale. En effet, à l’instar d’autres mouvements de libérations des femmes dans le monde, les associations des Palestiniennes restent encore constituées principalement de femmes de classes moyenne et supérieure. Elles n’ont souvent pas de contact avec les femmes des classes inférieures, qui vivent dans des régions déshéritées ou qui ont été regroupées dans des camps inaccessibles. Le destin de ces femmes-là est particulièrement tragique, et mérite d’être étudié. Soixante-quinze années se sont écoulées depuis la Nakba, des vies entières ont été passées dans les camps, les femmes y ont donné naissance à des générations successives d’apatrides et de déraciné·es.
La question de la classe est abordée dans les années 1970. Une nouvelle organisation est créée, le Comité pour le Travail des Femmes. Il s’intéresse à la condition de toutes les femmes, y compris les résidentes des campagnes et des camps de réfugié·es, et met en place des programmes d’éducation et de garde des enfants, afin que les mères puissent aller travailler5. Le Comité se divise du fait de désaccords politiques, mais les sections qui en sont issues continuent de se battre. Elles rejoignent la résistance lors de la Première Intifada (1987 – 1993), lorsqu’après vingt ans de contrôle israélien, les populations des territoires occupés se soulèvent contre les colons. Sorties des geôles dans lesquelles elles avaient été enfermées dans les années 1970, les Palestiniennes résistantes créent ou rejoignent des associations féministes, enrichies par leur expérience carcérale. Les femmes se battent alors autant pour leur peuple que pour leur classe de sexe, bien que cela leur soit souvent rendu difficile par les organisations principales de libération nationale,Affiche palestinienne représentant une femme en l'honneur du 8 mars, journée internationale des droits des femmes. généralement conservatrices sur la question de l’égalité des sexes. Mais, à partir de la Seconde Intifada (2000 – 2005), les femmes sont reléguées à l’arrière-garde, les groupes armés palestiniens les empêchant de s’impliquer réellement dans la lutte de résistance. Ainsi, les Palestiniennes subissent, outre l’occupation, le patriarcat dans deux de ses variantes : celle de l’idéologie israélienne et celle de la structure palestinienne traditionnelle.

La misogynie du colon

Avant de rentrer plus en détail dans l’étude de la violence coloniale imposée aux femmes palestiniennes, il peut être légitime de s’interroger sur la forme que prend le patriarcat au sein même de la société israélienne. Eh oui, malgré ce que le pinkwashing gouvernemental cherche à faire croire6, l’État d’Israël est bien sexiste et homophobe, y compris sur « son propre » territoire7 ! Mais évoquer la domination de sexe imposée en Israël, ou même déjà présente dans l’idéologie sioniste, cela nécessiterait tout un autre article. Nous n’oublions certes pas que les femmes israéliennes subissent le patriarcat, mais estimons que pour autant, cela n’excuse pas leur position de femmes colons. Idéalement, nous aspirerions à une convergence entre les luttes antisexistes et émancipatrices israéliennes et les luttes anticoloniales et antiracistes des Palestinien·nes. Pour l’heure, notre priorité va à la réflexion sur le sort des femmes colonisées.
Tout d’abord, le colon limite fortement la mobilité de l’occupé·e, en imposant de nombreux points de contrôle8. Ceux-ci constituent une nuisance pour tout le monde, puisqu’ils restreignent l’accès à l’emploi, à l’éducation et à la socialisation, ce qui accentue la précarité des femmes palestiniennes. Ces contrôles participent aussi à un énorme problème de santé publique : durant parfois des heures, les contrôles empêchent certain·es patient·es d’arriver à temps à l’hôpital pour recevoir des soins9, ce qui cause de graves complications et parfois même la mort. Ils sont une source de stress intense qui conduit à des accouchements précoces ou sur-médicalisés pour les femmes enceintes, voire à des accouchements sur place, au checkpoint ou sur la route, dans des conditions déplorables qui causent parfois la mort du nourisson10. De manière plus générale, toute la colonisation cause des problèmes de santé, de stress et d’anxiété mal soignés à cause du manque de structures médicales dans les territoires occupés11. Le cancer du sein, qui dans les pays occidentaux est l’un des plus guérissables, emporte de très nombreuses femmes palestiniennes faute de soins adaptés12.
La colonisation, c’est aussi et surtout la destruction. Destruction des maisons, des jardins, des vergers. Les milliers d’habitations ravagées par Israël dans les territoires qu’il occupe causent évidemment des troubles immenses – et, une fois de plus, les femmes s’en trouvent les premières victimes. Privées d’un toit, d’un lieu sûr, elles se retrouvent à la rue ou dans des camps, où elles craignent pour leur sécurité et celle de leurs enfants. Par ricochet, elles se retrouvent aussi victimes de l’agressivité masculine exacerbée par ces tensions énormes, et supportent une charge mentale et un rôle de care d’autant plus lourds. Bien sûr, la destruction de l’environnement familier, des arbres, des paysages, cause aussi une tristesse immense chez les habitant·es chassé·es de chez eux13.
Les femmes palestiniennes sont en outre victimes des soldats, des colons, et parfois des « civils »14 israéliens. De nombreux cas d’agressions sexuelles de femmes et de jeunes filles, aux postes-frontières ou dans les prisons israéliennes, sont rapportés, ainsi que des menaces psychologiques du même ordre15. Bien que les Palestiniennes soient moins souvent incarcérées que les Palestiniens, plusieurs milliers d’entre elles ont connu les prisons coloniales depuis le début de l’occupation, et ont subi des violences et tortures spécifiques du fait de leur sexe16. L’arrestation des femmes a aussi beaucoup servi de moyen de pression sur les familles : Israël les arrêtait et les menaçait de sévices ou de diffusion de photos à caractère sexuel (généralement mises en scènes) pour leur extorquer des renseignements sur les hommes de leurs familles.
Et puis le sort des femmes palestiniennes dans les geôles israéliennes est dramatique. Comme les hommes, elles subissent des violences physiques et verbales, mais aussi sexuelles, et souffrent fortement de la négligence médicale, surtout en ce qui concerne les problèmes liés aux règles ou à la ménopause. Milena Hansari, en charge de la plaidoirie pour l’Organisation de défense des droits des prisonniers Addameer, raconte ainsi que lors des interrogatoires, les femmes qui ont leurs règles n’ont pas droit à des serviettes hygiéniques ou même à utiliser les toilettes ; les fouilles sont réalisées à nu, et leurs parties intimes sont fouillées, parfois sans leur consentement. Une militante pour les droits humains enfermée pendant plusieurs mois dans une prison du nord d’Israël évoque la promiscuité avec les hommes dans la cellule, le sol toujours mouillé, les puces omniprésentes, la nourriture immangeable. Transférée dans une autre prison, elle rencontre une femme qui saignait tellement qu’elle a dû subir une hystérectomie ; elle relate encore la tragédie d’Israa Jaabis, une co-prisonnière défigurée par une explosion de gaz, à laquelle on a refusé cinq opérations chirurgicales vitales. Ainsi, ayant perdu huit doigts et sa mobilité, elle ne pouvait faire sa toilette intime elle-même ou changer ses serviettes de règles – et, pour ajouter l’indécence à l’horreur, les gardiennes de cellule la méprisaient ouvertement et l’appelaient « la moche »17. Imaginez-vous l’humiliation de vous faire insulter après un grave accident, ou de devoir quémander à quelqu’une d’autre de changer votre serviette de règles usagée pour vous, en prison ?
Enfin, la colonisation permet une déclinaison pernicieuse du patriarcat : la destruction constante des structures sociales et politiques palestiniennes empêche la société de s’organiser pour lutter efficacement pour les droits des femmes. Elle rend possible l’apparition de groupes traditionnels très conservateurs qui imposent localement leur pouvoir, contraignant les femmes à se soumettre aux hommes de façon parfois dramatique. Israël n’est pas intrinsèquement responsable de l’existence de ces idéologies patriarcales régressistes, mais il leur permet de se répandre et de se consolider.

Le patriarcat structure aussi le peuple colonisé

Comme souvent en tant de guerre, lorsque la virilité du patriarche, qui se traduit entre autres par sa souveraineté sur sa propre vie, est remise en cause par l’agresseur, cela crée des tensions qui sont soulagées par une rigidification du cadre familial traditionnel. Pour être sûr que l’homme reste bien le mâle dominant, il contraint davantage les femmes de son entourage et les relègue à une place « féminine » archaïque. Il supporte alors d’autant moins que ces mêmes femmes doivent aller travailler tandis qu’il reste à la maison, phénomène grandissant du fait d’une mobilité encore plus contrainte pour les hommes palestiniens – et cela se traduit bien souvent par des violences conjugales (d’après un rapport d’Amnesty International datant de 2005, 60% des femmes de Gaza ont subi des violences physiques et/ou verbales de la part d’hommes de leur famille)18.
Dans les territoires occupés dirigés par l’Autorité palestinienne, les femmes ne disposent pas des mêmes droits que les hommes, tant en ce qui concerne le mariage ou le divorce que les emplois et les conditions de travail. En ce qui concerne la vie publique, les femmes sont largement sous-représentées dans les instances politiques. Elles subissent des lois ridicules : elles sont par exemples obligées de porter le voile dans les bâtiments gouvernementaux, et n’ont pas le droit de fumer la chicha. Mais, surtout, le fait qu’elles soient fondamentalement considérées comme inférieures aux hommes rend possible une terrible violence à leur égard. Ainsi, jusqu’à récemment, en Palestine un violeur pouvait échapper à toute condamnation judiciaire s’il épousait sa victime19 : c’est dire le peu de considération pour les femmes en tant qu’individues, le mépris de leur consentement et de leur souveraineté sur leur corps, la négation de leur agentivité, voire de leur humanité. Le refus de leur reconnaître le droit à l’avortement découle de ces mêmes principes, de même que les mariages forcés, parfois pour des filles mineures, parfois avec un parent du mari tué par Israël, ainsi que la polygamie.
Comme partout dans le monde, les femmes palestiniennes souffrent de violences domestiques, des viols et des agressions sexuelles très souvent incestueuses, et très souvent impunies. Ces agressions ne sont pas prises au sérieux par le gouvernement, par manque de volonté ou de moyens (n’oublions pas qu’Israël empêche le fonctionnement normal des prisons et des postes de police). De ce fait, bien souvent, ces crimes et délits ne sont pas rapportés par la victime, qui craint pour sa sécurité et pour son intégration familiale ou sociale20. Cette même violence est dirigée contre les personnes homosexuelles, qui ne peuvent vivre leurs amours et qui sont battues et emprisonnées du fait de leur orientation sexuelle21.
Enfin, le sommet de la violence patriarcale est constitué par les féminicides des femmes palestiniennes , qui prennent ici un aspect moralisateur lorsqu’ils sont commis en tant que crimes d’honneur. Là encore, ils restent souvent impunis. Il arrive que la famille préfère enterrer secrètement une femme morte sous les coups de son conjoint, sans déclarer le décès aux autorités ; voire que les parents tuent eux-mêmes leur fille, violée par un ou plusieurs membre(s) masculin(s) de la famille, ou accusée d’une attitude jugée « dégradante », pour « préserver l’honneur familial ».23.

Aujourd’hui, des conditions de survie dramatiques

Depuis le 7 octobre 2023, en réponse à l’attaque du Hamas contre Israël, l’État colon mène une guerre génocidaire contre les Palestinien·nes de Gaza24, tandis qu’en Cisjordanie et à Jérusalem-Est les exactions coloniales s’intensifient. Là encore, les femmes souffrent particulièrement. Comment vivre une grossesse lorsqu’on est forcée au déplacement ? Lorsqu’on n’a plus de chez-soi, de refuge, de confort basique ? Comment accoucher lorsque l’hôpital a été bombardé ? Comment maintenir son hygiène quand les produits pour les règles ne sont plus disponibles, quand la seule eau accessible est celle des égouts ? Comment accéder à une contraception, comment avorter ? Comment allaiter son nourrisson lorsque l’on souffre soi-même de la faim, et que notre corps ne produit pas le lait nécessaire ?
Les témoignages de médecins qui opèrent des césariennes sans anesthésie abondent aujourd’hui dans les médias25. Pouvons-nous nous imaginer l’horreur que cela représente ? Pouvons-nous comprendre la détresse des femmes forcées de quitter leur maison bombardée, se retrouvant à la merci de n’importe quel homme en colère, de n’importe quel soldat israélien ? Pouvons-nous nous représenter la détresse des infirmières qui voient passer chaque jour devant leurs yeux des dizaines de patient·es défiguré·es, traumatisé·es ? Celle des mères qui pleurent leurs enfants, dont elles ont pris soin chaque jour jusqu’à leur mort précoce ?
Et que doivent-elles ressentir, quand, à cette immense misère, s’ajoute l’indécence des civils et militaires colonisateurs, qui parodient leur souffrance sur les réseaux sociaux, qui souillent leurs jardins, qui moquent leurs tenues abandonnées dans leurs maisons détruites26 ? Cela, en plus de ce qu’ils commettent d’indigne envers l’ensemble du peuple palestinien, lui volant sa culture, ses objets, ses terres, ses danses, tout ce qui constitue son identité27. Le colon est abject, il vole, massacre, humilie, détruit – et, dans cette rage haineuse, son mépris des femmes est toujours un moyen supplémentaire, cruel et pervers, de marquer sa domination.

Un combat multiple : féministe, antiraciste, décolonial et bien plus

Face à l’horreur de l’actualité en Palestine, il nous a semblé essentiel de consacrer l’un de nos premiers articles aux femmes palestiniennes. Leur domination s’inscrit dans un cadre raciste et misogyne bien plus vaste que la seule oppression sioniste, celui de la colonisation et de l’impérialisme menés par les hommes sur les femmes, sur les sociétés qu’ils considèrent comme inférieures, sur le vivant et la nature.
Si nous voulons résister à cet élan destructeur, nous devons nécessairement mener un combat multiple, qui s’élève contre toutes les modalités de la domination masculine, et à leur intersection dans un schéma récurrent opposant la norme dominante à son « opposé » artificiellement infériorisé : Hommes/femmes, Blanc·he/racisé·e, Occidental/« autre », Civilisé/sauvage, naturel ou « primaire », etc.
Nous ne sommes pas libres si toutes les femmes ne le sont pas !

Ilya.

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La sève qui monte, à notre époque de transition est puissante.
« Gare pour le vieux monde le jour où les femmes diront : C’est assez comme cela ! Elles ne lâchent pas, elles ; en elles s’est réfugiée la force, elles ne sont pas usées. Gare aux femmes ! »
Mémoires, Louise Michel

Bienvenue à toutes,

Cet article est un peu spécial car il est le premier de ce site et marque le début d’une entreprise féministe et sorore que nous sommes très heureuses de partager avec vous. Lancer notre site en janvier n’est ni un hasard ni un projet de début d’année ; il s’agit du mois de la mort de Louise Michel ainsi que de la naissance de Simone de Beauvoir et d’Angela Davis, le mois de la loi Veil et bien plus encore… Louise Michel et Simone de Beauvoir, deux figures tutélaires du féminisme français, parfois méconnues ou mal lues, dont l’héritage nous inspire et dont les valeurs dessinent l’horizon de ce site féministe, tout comme Angela Davis dans le monde anglophone. Trois femmes engagées dans la transmission des savoirs, des idéaux et aux envies de justice assez larges pour représenter trois étoiles brillantes vers lesquelles tendre. Il est évident qu’en créant un site internet nous avons à cœur de partager nos réflexions, nos analyses et avons donc le souci de tisser un lien avec celleux qui nous liront. Les démarches pédagogues et intellectuelles de Simone de Beauvoir comme de Louise Michel sont, à ce titre, des références.

Chez Simone de Beauvoir, nous retiendrons Le Deuxième Sexe qui a fédéré et libéré tant de femmes, classique salvateur qui mérite d’être (re)lu. Nous retenons aussi son engagement contre la colonisation française en Algérie ou ailleurs, sa liberté et cet esprit analytique si impressionnant. Louise Michel, elle, institutrice, communarde qui deviendra anarchiste, nous inspire par sa force, son courage, son dévouement total à la cause libertaire et féministe ancrée dans une action concrète et plurielle. Louise Michel qui défendra la lutte pour la libération des Kanak lorsqu’elle est envoyée au bagne en Nouvelle Calédonie, Louise Michel qui est aussi cette poète pleine d’empathie pour la nature et les animaux, qui a laissé des textes magistraux sur la douceur, la souffrance, la liberté et la justice.

« Pendant l’insurrection canaque, par une nuit de tempête, j’entendis frapper à la porte de mon compartiment de la case. Qui est là ? demandai-je. — Taïau, répondit-on. Je reconnus la voix de nos Canaques apporteurs de vivres (taïau signifie ami). C’étaient eux, en effet ; ils venaient me dire adieu avant de s’en aller à la nage par la tempête rejoindre les leurs, pour battre méchants Blancs, disaient-ils. Alors cette écharpe rouge de la Commune que j’avais conservée à travers mille difficultés, je la partageai en deux et la leur donnai en souvenir. »
La Commune, Louise Michel
Malgré cette constellation de qualités, de forces et de valeurs en commun nous n’idéalisons pas ces femmes, nous ne nions pas les limites de leur pensée ou de leurs engagements. Elles sont humaines, imparfaites et inscrites dans leur temporalité (ponctuellement de façon très critiquable). Nous remarquons toutefois qu’elles s’en sont démarquées par leur intelligence, certes, mais également par leurs qualités humaines qui ont donné cette couleur particulière à leur féminisme. Notre démarche féministe va en ce sens : célébrer le matrimoine des femmes qui nous ont précédées, apprendre d’elles avec humilité tout en contextualisant, en créant des ponts avec les savoirs et les avancées qui sont les nôtres au XXIe siècle. Nous ne sommes pas là pour adorer de nouvelles idoles, ni pour brûler quiconque au nom d’une pureté idéologique.
De l’autre côté de l’Océan Atlantique, Angela Davis est une boussole d’éthique et de morale, présente dans l’ensemble des combats : le féminisme, la lutte contre le racisme, les droits des animaux, la libération des peuples opprimés dont celui de la Palestine… Angela Davis incarne cette force de changement, de mutation profonde, radicale (à la racine). D’elle aussi, nous nous réclamons.

« It is in collectivities that we find reservoirs of hope and optimism. »

[C’est dans le collectif que nous trouvons des réservoirs d’espoir et d’optimisme.]

Freedom is a constant struggle, Angela Y. Davis
Louise Michel, comme Simone de Beauvoir et Angela Davis, ont tendu l’oreille pour écouter les souffrances et les injustices de leur temps, elles ont pris la plume et/ou la rue pour se faire entendre. Il y a fort à parier que les deux premières auraient eu un site internet, une chaîne Youtube ou un podcast si elles avaient connu Internet – quant à Angela Davis, elle continue de porter son combat pour les opprimé·es aujourd’hui encore. Nous espérons faire de même, écouter, analyser, galvaniser et rassembler à une époque où nous, femmes, avons tant acquis mais où tant reste à faire, et où le féminisme doit presque s’excuser d’exister, même dans les milieux militants. Et puisqu’il faut se quitter, ce sont là les dernières lignes de cette introduction, nous sommes très enthousiastes à l’idée de réfléchir avec vous, de féminister ensemble, nous espérons qu’il en est de même pour vous !
« Pareils aux fruits verts, nous ne serons bons qu’à engraisser le sol, mais ceux [celles] qui viendront après nous porteront semence pour la justice et la liberté. La sève qui monte, à notre époque de transition, est puissante. »
Mémoires, Louise Michel

A.

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